L’Empire ottoman d’Erdogan contre-attaque

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 27 octobre 2016

Le parti islamiste AKP du président Recep Tayyip Erdogan a transformé la Turquie en un Etat fasciste terrorisant sa population nationale et tuant sa minorité kurde. Les Etats-Unis, l’Europe et la Russie ont tous souscrit à la politique d’Erdogan, poussés par leurs intérêts égoïstes. Ils ont tous besoin d’un intimidateur dans la région afin de répondre à leurs objectifs politiques.
Le gouvernement turc est, d’une part, à la poursuite d’une chasse aux sorcières rigoureuse pour purger les adeptes de Fethullah Gülen, soi-disant derrière le récent coup d’Etat militaire qui a échoué. L’armée mène, d’autre part, une guerre d’extermination contre sa minorité kurde, sous le couvert de la lutte contre le terrorisme. Les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), afin d’apaiser leur conscience, ont accepté la demande du gouvernement turc qualifiant le PKK (Parti des travailleurs kurdes) d’organisation terroriste et non de mouvement de libération nationale.
L’ironie veut que de l’autre côté de la frontière, en Syrie, la branche du PKK est respecté et soutenu comme un allié des Etats-Unis.
Pour démontrer la nature dictatoriale du régime d’Erdogan, Ali Bayramoglu a publié un article dans « Al-Monitor », où il déclare : « La Turquie est régie par des décrets législatifs qui contournent le parlement. Le paradoxe tient à la fois des failles juridiques dans la façon dont les Gülenistes sont poursuivis, ce qui, de plus en plus, ressemblait à une chasse aux sorcières et la manière dont les règles d’urgences ont été utilisées, allant au-delà l’objectif déclaré de poursuivre et de se débarrasser des putschistes. »

Pour davantage étayer ses revendications, Bayramoglu a écrit dans le même article : « Les purges ont payé un lourd tribut – 93 000 fonctionnaires suspendus, 60 000 personnes renvoyées des services publics, 50 000 personnes détenues dont 32 000 en attente de procès, selon certaines sources. Le bilan comprend également la fermeture ou la saisie de 4 245 entités, y compris 129 fondations, 1 125 associations, 15 universités, 198 syndicats, 23 stations de radio, 45 journaux et 29 maisons d’édition… Un système politique centré sur les soupçons et les menaces a longtemps été la caractéristique fondamentale des régimes autoritaires. »
Intellectuels, écrivains, journalistes et artistes sont en prison ou ont déjà fui le pays. L’agitation créée par cette campagne – ou la version d’Erdogan de « Révolution culturelle » – a déjà eu un impact négatif sur l’économie et sur la société.
Parallèlement à cette chasse aux sorcières, le gouvernement Erdogan a suspendu les négociations de paix avec les Kurdes et a transformé, encore une fois, le sud-est de la Turquie en une « province de l’abattoir. »
Malgré la puissance militaire écrasante du gouvernement, de nombreux domaines dans la région kurde sont devenus une terre sans homme. Erdogan est également en lice pour rétablir la peine de mort. Lors d’un récent rassemblement à Bursa, il a déclaré : « Vous connaissez mon point de vue au sujet de la peine de mort. Une fois adopté par le parlement, je vais donner mon approbation. Les Occidentaux nous demandent pourquoi nous continuons à parler de ce sujet. Pourquoi devrions-nous obtenir leur permission ? »
En fait, la peine de mort a été abolie en Turquie pour répondre aux demandes de l’Union européenne (UE). Le gouvernement Erdogan semble avoir renoncé à l’espoir de se joindre à l’UE.
Si cette action à deux volets se poursuit, elle va certainement conduire à la partition de la Turquie.
Pour conjurer la catastrophe ultime, Erdogan a eu recours à sa ruse de marque, fouetter la flamme patriotique de ses fervents musulmans sunnites, laissant miroiter les rêves ottomans, d’abord insufflés par l’ex-premier ministre, Ahmet Davutoglu. Pour détourner le mécontentement interne et le ressentiment, Erdogan a réclamé le retour des territoires légendaires perdus du défunt Empire ottoman.
Après avoir perdu une guerre, les chefs militaires sont considérés comme des criminels de guerre et par conséquent sont punis et sont exécutés. Cela est arrivé dans l’Allemagne nazie et au Japon, après la Seconde Guerre mondiale. Mais après l’effondrement de l’Empire ottoman, le général turc Mustapha Kemal a émergé comme un héros de guerre pour son peuple et pour les alliés qui avaient vaincu l’armée ottomane. La défaite de l’armée ottomane a offert la possibilité historique de libérer les nationalités qui souffraient depuis longtemps du joug turc. Telle est la façon dont le Traité de Sèvres a été négocié et signé le 10 août 1920. Les Arméniens et les Grecs devaient recevoir des terres de leurs territoires historiques selon les termes du traité.
Mais le chef rebelle Kemal a poursuivi sa guerre de « libération » et a abattu plus de Grecs et Arméniens lors de sa négociation sur deux fronts opposés, d’une part avec les Alliés et d’autre part avec le pouvoir soviétique émergent. Cela s’est poursuivi jusqu’à ce que la communauté internationale ne le règle par le Traité de Lausanne en 1923, qui a tracé les frontières actuelles de la République de Turquie : un cadeau incroyable pour un pays vaincu. En 1939, en outre, les puissances coloniales françaises ont cédé la province d’Antioche en Turquie, avec sa population arabe qui est devenue la région de Hatay aujourd’hui. La Syrie n’a jamais approuvé cette perte.
Maintenant, M. Erdogan est mécontent des frontières du Traité de Lausanne. Il s’en plaint : « Quand nous crions en Turquie, on nous entend sur le littoral des îles grecques ». Dans un récent discours à l’Université Rice (Etats-Unis), M. Erdogan, l’historien, a invoqué le Misak i Milli (Pacte national) proclamé par le Parlement ottoman en 1920 avant sa dissolution et déclaré : « Certains historiens admettent que les frontières du Pacte national inclus Chypre, Alep, Mossoul, Erbil, Kirkuk, Batumi, Salonique, Varna et les îles de la mer Egée. »
Sur la base de cette revendication fictive, la Turquie a déjà occupé 38% du territoire de Chypre, cédé avec disgrâce par le sultan ottoman à la Grande-Bretagne lors de la conférence de Berlin en 1878, au prix du sang arménien versé par le Sultan. En 1974, la Turquie a envahi Chypre, et occupé le Nord de l’île afin d’établir la République turque de Chypre, en interprétant mal l’Accord de Zurich de 1960, qui avait approuvé l’indépendance de Chypre.
La Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie ont garanti l’intégrité du pays, alors que la Turquie a violé et continue de violer l’intégrité de l’île, pourtant aucune puissance n’a été en mesure de déloger l’agresseur.
Ceci est un exemple très instructif pour les experts arméniens naïfs qui rêvent de voir l’Arménie adhérer à l’OTAN. La Grèce est partenaire de l’OTAN, mais la Turquie est traitée de manière préférentielle. L’Arménie profiterait-elle d’une meilleure chance que la Grèce dans la structure de l’OTAN ?
La Turquie a déjà envahi la Syrie pour empêcher la formation d’une enclave kurde, sous les yeux attentifs et tolérants des forces russes. Mais plus sérieusement, la Turquie a stationné ses forces en Irak pour participer à la libération de Mossoul aux mains de l’EI. « Nous avons une responsabilité historique dans les revendications de la région », affirme Erdogan, alors que le gouvernement irakien demande aux forces turques de quitter son territoire. En réponse, l’habituellement affable Premier ministre irakien Haider Al-Abadi a, selon le New York Times, averti qu’une confrontation militaire entre la Turquie et l’Irak était plausible. Si les forces turques interviennent à Mossoul, a-t-il dit, « ils ne participeront pas à un pique-nique. »
Bien que la Turquie ait miné les objectifs américains en Irak en insistant pour jouer un rôle dans la lutte de Mossoul, les Etats-Unis ont été très tolérants face à la poussée turque. Le secrétaire américain à la Défense, Ash Carter, envoyé en Turquie pour convaincre M. Erdogan de retirer ses forces d’Irak, qui a donné une évaluation équivoque de la situation : « Les Etats-Unis tentent d’équilibrer notre respect de la souveraineté de l’Irak et notre respect pour le rôle historique de la Turquie dans la région. »
C’est ce genre d’approbation sordide qui encourage l’agresseur turc dans ses transgressions.
M. Erdogan est également le champion des droits des Tatars en Crimée, et a menacé la Russie pour sa prise en charge de la Crimée, puis a rampé à Moscou pour demander les faveurs de M. Poutine, les Tartares n’étant plus dans son agenda ottoman.
Cette approche est utilisée contre d’autres pays, également. Après avoir investis d’énormes sommes dans la région d’Adjarie en Géorgie, lorsqu’Erdogan a réclamé le port de Batumi sur la mer Noire comme étant un territoire turc, il y a eu une forte réaction, et des manifestations anti-turques hostiles en Géorgie.
A cette époque-là, la Turquie était bien ancrée à Chypre avec la complicité des Etats-Unis et de l’Europe. Lorsque les guerres ont soufflé en Irak et en Syrie, la Turquie a pu maintenir ses forces dans ces pays, en jouant les intérêts de l’Est contre l’Occident.
Les revendications ottomanes d’Erdogan peuvent se révéler un jeu tactique pour détourner l’attention de la population mécontente en Turquie, mais deviennent une menace pour tous les pays voisins.
Cependant, un journaliste arabe basé à Londres voit les choses autrement. Abdel Bari Ratwan, rédacteur en chef de Rai al-Yom, a écrit : « Les politiques de la Turquie et sa chute dans le bourbier de la guerre syrienne, en soutenant des terroristes et des complots pour renverser Basha Al-Assad, feront qu’il connaîtra le même sort que la Syrie, car il a joué un rôle primordial, en plus d’autres, dans l’exportation du terrorisme en Syrie. »
S’adressant au Premier ministre d’Irak quant à Mossoul, M. Erdogan s’est vanté, « je lui enseigne une leçon d’histoire. »

Il a été, en effet, un professeur d’histoire astucieux, du sublime au ridicule. En 2014, parlant aux dirigeants musulmans d’Amérique latine réunis à Istanbul, Erdogan a fait une révélation historique, tournée en dérision dans le monde entier. Il a déclaré que les marins musulmans étaient arrivés en Amérique en 1178. « Les contacts entre l’Amérique latine et l’Islam remontent au 12e siècle, » faisant tomber Christophe Colomb de son perchoir historique.
Compte tenu de l’imagination et des ambitions fertiles de M. Erdogan, on pourrait se demander quand il aura l’intention de réclamer les Amériques dans le cadre de son empire islamique, comme il s’attaque à ses ennemis intérieurs et étrangers.

Traduction N.P.

Edmond Y. Azadian