Référendum kurde : facteur de stabilité ou d’instabilité

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 5 octobre 2017

Le référendum tenu le 25 septembre dans le Kurdistan irakien a déclenché un mouvement politique dans l’ensemble du Moyen-Orient, dont les retombées sont actuellement difficiles à prévoir.
Il est ironique qu’ailleurs en Europe, une lutte pour l’indépendance a également débuté. En effet, la Catalogne a tenu un référendum le 1er octobre afin de se séparer de l’Espagne, alors qu’une frustration séculaire en était le moteur. Avec presque la même population que le Kurdistan irakien, entre 7 et 8 millions d’habitants, la Catalogne a été placée sous la coupole espagnole au 15e siècle, sous le règne du roi Ferdinand d’Aragon et de la reine Isabelle de Castille. Les Catalans ont souffert le plus sous la domination fasciste du général Francisco Franco (1938-1975), qui est allé jusqu’à en interdire la langue, tout comme pour les Kurdes sous les régimes turc et irakien, menaçant ainsi de détruire leur identité. Le référendum de Catalogne a provoqué des secousses dans toute l’Europe, en particulier en Ecosse et en Belgique, où l’irrédentisme est susceptible d’exploser à tout moment.
La seule différence entre la Catalogne et le Kurdistan irakien est que la première est confrontée à une seule force opposée, l’Espagne, tandis que le second à au moins quatre forces, et les grandes puissances attendent en coulisses : la Turquie, l’Irak et l’Iran ont tous été mobilisés pour étouffer les aspirations d’un Kurdistan indépendant. La Syrie est trop fragmentée et faible pour se joindre à la mêlée mais, en principe, partage la même politique que ses voisins au sujet du Kurdistan.
Le référendum du Kurdistan marque la disparition des Accords de Sykes-Picot de 1916 et ouvre une boîte de Pandore qui relancerait le Traité de Sèvres de 1920, dans lequel l’Arménie détient également une part.
Les Kurdes d’Irak ont ​​pris quelques mesures très stratégiques pour consolider leur base interne sur le front domestique et occuper la région pétrolière de Kirkuk après avoir aidé l’Irak à vaincre les forces de l’EI qui occupaient la ville.
Le Kurdistan irakien est gouverné par deux familles, les Talabanis et les Barzanis, qui, à ce jour, maintiennent des milices distinctes, en désaccord la plupart du temps. Ces forces, appelées Pesh Mergas, ont conclu une entente sur le front domestique et ont aidé les forces américaines à éliminer l’EI du territoire irakien. Au total, 5,2 millions (ou 72%) d’électeurs ont participé au référendum, 93% ayant voté « oui ». La conclusion du vote référendaire ne signifie pas automatiquement l’indépendance. Il ne donne qu’un mandat pour entamer des négociations avec le gouvernement national de Bagdad, dont le premier ministre, Haidar Al-Abadi, n’est pas d’humeur à marchander. Il a demandé que les résultats du vote soient annulés avant d’être assis à la table de négociation.
La Turquie s’oppose ouvertement à l’indépendance du Kurdistan pour des raisons évidentes. Jusqu’à présent, Ankara a négocié avec le gouvernement régional du Kurdistan irakien, ignorant les avertissements de Bagdad. Le pétrole du Kurdistan coule en Turquie, générant 80% du budget du gouvernement régional. Alors que M. Abadi cherche à reprendre le contrôle des aéroports d’Irbil et de Suleymanya, le président de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, menace de conserver « les pipelines qui sont entre nos mains. »
L’Iran, archiprêtre de la Turquie dans la région, s’est joint à cette dernière dans ses jeux de guerre aux frontières du Kurdistan. Ainsi, tous les pays de la région craignent que l’indépendance du Kurdistan ne mène inexorablement les Kurdes de leurs pays respectifs à aspirer à l’indépendance. L’on estime à 30 ou 40 millions le nombre de Kurdes vivant en Irak, en Syrie, en Iran et en Turquie. Cette dernière les persécute depuis trois décennies.

Il existe un consensus général parmi les observateurs politiques voulant que la guerre contre le Kurdistan ne soit pas imminente, principalement parce que les grandes puissances ont déjà fait d’énormes investissements au Kurdistan. Mais la Turquie peut inciter les Turkmènes locaux qui ont toujours semblé agir en tant que cinquième colonne de remuer les problèmes du Kurdistan. En outre, le chétif gouvernement de M. Abadi pourrait essayer de reprendre Kirkuk des mains kurdes.
L’ancien ministre français des Affaires étrangères, Bernard Couchner, a déclaré que l’indépendance du Kurdistan pouvait apporter une stabilité à la région. Cependant, les voisins du Kurdistan ne semblent pas partager cette vision alors qu’ils intensifient leur guerre de mots.
En prévision de l’indépendance prochaine du Kurdistan, plusieurs grandes puissances ont osé faire d’énormes investissements. Ainsi, le gouvernement régional du Kurdistan a signé des accords avec Exxon Mobil (US), Total (France), Taqa (Emirats Arabes Unis) et Gazprom (Russie). Il serait téméraire pour chacun de ces pays de s’engager dans une action militaire.
C’était un moment psychologique pour Masoud Barzani de tenir le référendum kurde, alors que le gouvernement central d’Irak s’efforce encore de récupérer les derniers morceaux de territoire des mains de l’EI et ne peut se permettre de défier les combattants Pesh Mergas endurcis par la bataille.
Tout en gardant le chef du PKK Abdullah Oçalan en prison, la Turquie avait accordé le statut de dirigeant kurde à Masoud Barzani, qui a déçu ses espérances en prenant un virage de 180 degrés au sujet de sa politique kurde en s’opposant au référendum. Les Kurdes irakiens ont payé un prix élevé pour être dans les bonnes grâces d’Ankara, en luttant contre leurs frères dans les rangs de PKK.
Alors que les forces régionales ont considéré avec hostilité le référendum, les grandes puissances ont démontré une tolérance superficielle. Les États-Unis se sont opposés à la Turquie et à Bagdad, déplorant le référendum, mais en continuant à soutenir militairement la région. Moscou a également exprimé sa « préoccupation » face au référendum, mais au-delà, a conservé un silence significatif. Le soutien le plus assuré vient d’Israël, pour des raisons évidentes. Pendant longtemps, Israël était isolé. Bien qu’il ait établi des relations diplomatiques avec l’Égypte et la Jordanie, cela n’a pas été considéré comme une percée.

Israël a mis en place un commerce avec le Kurdistan, a fourni des armes et soutenu la région militairement, car pour la première fois, il étend son pouvoir jusqu’aux portes de l’Iran, la grande puissance chiite antagoniste de l’État juif. L’analyste israélien Avigdor Eskin a souligné les intérêts stratégiques de son pays au Kurdistan, dans une entrevue à la télévision arménienne. Dans cet entretien, il a avoué qu’Israël soutenait les Kurdes et leur fournissait des armes depuis les années 1960, ce qui signifie que les rébellions kurdes contre Saddam Hussein auraient été incitées par Israël. M. Eskin a également donné une note élevée à la politique prudente de l’Arménie dans cette affaire.

Tôt ou tard, les États-Unis s’aligneront aux côtés d’Israël, car au Moyen-Orient, la position d’Israël est celle suivie par les États-Unis. Washington n’a pas, depuis longtemps, démontré de politique indépendante.
M. Erdogan, en resserrant ses relations avec l’Occident, a obligé l’Europe et surtout les États-Unis à dépendre des Kurdes. C’est pourquoi M. Erdogan a embrassé désespérément Vladimir Poutine, en visite d’état à Ankara ces jours-ci.

Dans les turbulences du Moyen-Orient, les Kurdes ont réussi à maintenir la stabilité au Kurdistan irakien et dans la région de Rajova, en Syrie, juste à la frontière turque. Cela signifie deux choses : que les Kurdes peuvent se gouverner et qu’ils peuvent être des partenaires fiables pour l’Occident.
Profitant de la stabilité au Kurdistan, les Arméniens irakiens ont gravité dans cette région, où ils ont même une représentation au parlement et ont des combattants intégrés aux Pesh Mergas.
L’Arménie a adopté une approche nuancée du problème. Elle entretient des relations amicales avec Bagdad, mais a également conclu un accord avec le Kurdistan afin d’établir des relations diplomatiques en ouvrant un consulat à Erbil. Par déférence envers Téhéran, qui s’oppose au référendum, le ministre des Affaires étrangères d’Arménie, Édouard Nalbandian, a annoncé avec prudence : « Nous espérons que le gouvernement irakien et les autorités régionales du Kurdistan n’épargneront pas leurs énergies pour éviter les conflits. »
La situation en Artzakh est totalement différente. Le gouvernement de Stepanakert a félicité le pays pour le résultat du référendum et a exprimé son plein appui à l’indépendance kurde. L’indépendance du Kurdistan renforce le principe de l’autodétermination pour les minorités ethniques, mais les mises en garde des experts sont différentes dans chaque cas. Le principe de l’autodétermination repose sur un même principe de droit international. Seuls les facteurs politiques entourant les questions déterminent le résultat.
Un long article de la BBC intitulé « Nous n’avons pas besoin de passer du Kurdistan à la Catalogne », mentionne l’Artzakh en suggérant « indépendamment de la reconnaissance internationale, les gouvernements autoproclamés peuvent exister. »
L’indépendance du Kurdistan changera l’alignement des pays au Moyen-Orient. Israël, en se rapprochant de la Turquie sunnite contre l’Iran chiite et Bagdad, élargira sa domination dans la région avec l’acquiescement tacite des royaumes sunnites dans la péninsule arabique.
Le référendum du Kurdistan a déclenché un tout nouveau jeu politique au Moyen-Orient.
Lorsque la poussière retombera, une nouvelle nation sera dessinée sur la carte. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.