Alignement et désalignement de la politique étrangère de l’Arménie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 7 août 2018

Les Égyptiens ont un sens de l’humour très vif. Ils peuvent créer des anecdotes pour transformer les questions politiques les plus complexes en histoires humoristiques simples. L’une de ces anecdotes concerne le président Anouar El-Sadate, qui a succédé au président Gamal Abdel Nasser. Selon l’anecdote, Sadate a hérité du chauffeur de Nasser, censé le conduire de sa résidence au palais présidentiel. Le premier jour, le conducteur s’arrête à un carrefour et demande au nouveau président la voie à suivre. Après avoir découvert que son prédécesseur avait l’habitude de tourner à gauche, il ordonne au conducteur de « mettre le clignotant à gauche et de tourner à droite ».
D’une certaine manière, cette situation caractérise également la politique étrangère de l’Arménie. Extérieurement, les relations semblent normales. Du Premier ministre au ministre des Affaires étrangères, tous glorifient les relations arméno-russes. Ils réaffirment l’importance de la 102e base militaire russe en Arménie et apprécient la participation de l’Arménie au pacte de sécurité collective mené par la Russie. Pourtant, un malaise flotte dans l’air. Alors qu’au niveau officiel, les déclarations sont rares, les médias sont inondés de critiques négatives, les partis prêts à se sauter à la gorge.
Au cours de l’administration précédente, les critiques des médias – caustiques à cet égard – étaient admissibles. Même comme journaliste, le premier ministre actuel ne s’est pas retenu. Mais la révolution de velours, qui a unifié la population et a offert l’espoir d’un avenir meilleur, a également doté la nouvelle administration d’une aura d’infaillibilité. C’est à travers ce paradigme que nous devons analyser la politique étrangère de l’Arménie.
Maintenant que l’Arménie a renversé un gouvernement corrompu sans effusion de sang, elle a tous les droits de conserver jalousement sa souveraineté. Mais cette souveraineté a ses propres déterminants, l’un d’entre eux étant la pertinence de l’Arménie dans l’équilibre des pouvoirs de la région. En Europe, 28 nations ont perdu leur souveraineté dans une certaine mesure, pour le bien commun. Ce qui se développe avec l’expérience historique.
Aujourd’hui, les relations arméno-russes semblent être à un tournant critique. Le Kremlin a suivi tous les mouvements et les actions du nouveau gouvernement à Erévan, tant en politique intérieure qu’extérieure, et a réagi nerveusement.
L’incarcération de Robert Kotcharian et son procès en instance ne sont pas de bon augure pour Moscou, car ce dernier a toujours servi de pilier à l’influence russe en Arménie. Jusqu’à présent, Moscou a tempéré sa réaction face à l’affaire Kotcharian, la considérant comme un problème national. Cependant, lorsque le cas de Youri Khatchatourov est apparu, le responsable de Moscou a pris la parole. Ce dernier était commandant de la garnison d’Erévan lors des événements du 1er mars 2008, alors que 10 personnes sont mortes et de nombreuses autres ont été blessées. Kotcharian est accusé de « renverser la constitution » en ordonnant à l’armée de se déplacer. Le général Youri Khatchatourov est considéré comme l’exécuteur de l’ordre de Kotcharian. Conscient de la nature délicate du cas Khatchatourov, le gouvernement arménien l’a assez habilement traité et l’a libéré de prison, lui permettant de se rendre à Moscou pour poursuivre son mandat de secrétaire général de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC).

L’OTSC est en quelque sorte le pendant de l’alliance militaire de l’OTAN. Jens Steltenberg est le secrétaire général de l’OTAN. Imaginez que la Norvège, pays d’origine de ce dernier, le rappelle pour une enquête criminelle. Toute la structure de l’OTAN connaîtrait un remaniement. Dans le cas de Khatchatourov, le gouvernement arménien se demande s’il doit le rappeler, après avoir à peine rempli la moitié de son mandat de trois ans, et le remplacer par l’ancien ministre de la Défense, le lieutenant général Vagharshak Haroutiounian.
Il est important pour l’Arménie d’avoir son représentant dans cette position très sensible. L’OTSC n’a pas une structure aussi solide que l’OTAN, où l’engagement envers ses objectifs et ses politiques est quasi universel. L’OTSC a une structure plus souple : de ses six pays membres, deux (la Biélorussie et le Kazakhstan) ont des relations plus étroites avec l’Azerbaïdjan que l’Arménie, tandis que l’Azerbaïdjan a refusé l’offre d’adhésion à cette alliance militaire. Le secrétaire général a le contrôle de la circulation de toutes les informations au sein de l’alliance et contrôle les achats militaires. Malheureusement, l’Arménie ne pense pas remplacer Khatchatourov mais la Biélorussie a déjà aligné son candidat à ce poste.
Pendant un certain temps, le Kremlin observait un silence patient, alors que les médias russes se livraient une campagne acharnée contre l’Arménie. Le cas de Khatchatourov a été la goutte qui a fait déborder le vase.
L’influente publication russe Kommersant affirme que la Russie est particulièrement irritée par les accusations portées contre le secrétaire général Youri Katchatourov, car Moscou estime que cela a porté un coup sérieux à l’autorité de l’OTSC.
À la suite de l’antagonisme actuel, des rumeurs circulent selon lesquelles la Russie mettrait fin à son accord avec l’Arménie en vue de lui fournir une aide militaire de 100 millions de dollars. Plus tard, le ministre arménien de la Défense, David Tonoyan, a contacté le vice-ministre russe de la Défense, Alexander Fomin, qui a assuré que l’accord était toujours en vigueur.
Sergueï Lavrov est le premier diplomate du Kremlin et ses paroles ont du poids. Il a blâmé le nouveau gouvernement d’Arménie, déclarant que ses actions ne correspondaient pas aux promesses faites précédemment. Il a ajouté que « la Russie, en tant qu’alliée d’Erévan, s’est toujours intéressée à la stabilité de l’État arménien et que est préoccupée par l’évolution de la situation en Arménie ».

Nikol Pachinian n’a pas immédiatement réagi. Mais les commentateurs estiment que l’appel de Pachinian pour un rassemblement général le 17 août, date qui coïncide avec son centième jour de pouvoir, a été sa réponse, car ce jour-là, il pourrait présenter des déclarations politiques importantes. Mais les médias arméniens ont réagi violemment. Le quotidien Zhoghovurd a écrit : « La déclaration de Lavrov est une tentative flagrante de s’ingérer dans les affaires intérieures du pays. C’est le tout premier signe indiquant un désaccord de la Russie avec la politique arménienne depuis la révolution de velours. »
Les médias arméniens sont en proie à de vives réactions. Des commentateurs ont écrit sous les noms de plumes de Sargis Artsrouni et Armen Amatouni, des personnes qui pourraient se révéler être des fonctionnaires du gouvernement. Par exemple, Sargis Artsrouni a écrit : « L’annonce de Lavrov est un acte hostile, qui déclenche une guerre contre le gouvernement de Nikol Pachinian, mobilisant la revanche des forces contre-révolutionnaires dans le pays ».

Aram Amatouni a écrit : « L’appel de Nikol Pachinian en faveur d’un rassemblement semble être la réponse à l’annonce du ministre russe des Affaires étrangères. Lors de ce rassemblement, Erévan démontrera son niveau de légitimité, pour rappeler à la Russie que cette fois-ci, elle doit faire face à un type de gouvernement différent en Arménie. En conséquence, elle devra oublier les anciennes méthodes de traitement de l’Arménie et adopter une nouvelle approche. »
Si les déclarations ci-dessus sont considérées comme de l’hystérie dans les médias, la position d’un diplomate accompli n’est pas différente. « La Russie n’aurait pas dû s’ingérer dans les affaires politiques intérieures de l’Arménie pour critiquer les autorités sur l’arrestation du haut responsable de l’Organisation du Traité de sécurité collective », a déclaré l’ambassadeur Arman Navasardian. « Ce qui compte ici, ce sont les intérêts mutuels. L’importance de l’Arménie pour la Russie est presque aussi grande que ce que la Russie représente pour l’Arménie. Si la Russie perd l’Arménie, elle perdra également le Caucase du Sud. »
La Russie a des inquiétudes plus profondes : le rapprochement de l’Arménie avec Bruxelles, sa participation aux exercices militaires de l’OTAN en Géorgie, et maintenant le nouveau mouvement du caucus américain de l’Arménie, avec des groupes de défense des droits, afin d’organiser une réunion Trump-Pachinian sont autant de signes du réalignement politique de l’Arménie.
L’Arménie mérite d’accéder à la pleine démocratie, d’éliminer la corruption et d’adopter des normes européennes de gouvernance.
La population arménienne à elle seule peut atteindre ces objectifs, sans compter sur l’Europe ou l’Occident. L’adhésion à l’Occident a aussi ses dangers. L’Occident s’intéresse à l’Arménie comme irritant contre la Russie. Mais une fois l’Arménie alignée avec l’Occident, différentes circonstances entrent en jeu. L’Occident a ses propres priorités et, dans cette liste, les intérêts de l’Arménie seront moindres que ceux de la Turquie en tant qu’alliée de l’OTAN et de l’Azerbaïdjan comme source d’énergie. L’Occident n’a pas levé le petit doigt pour déloger la Turquie du nord de Chypre, bien que les Grecs soient également partenaires de l’OTAN. L’Arménie n’a donc pas meilleure chance que la Grèce.
L’alliance avec la Russie n’est pas une situation idéale, mais il n’existe pas de situation idéale pour un pays assiégé comme l’Arménie.
Le mentor de Pachinian, Levon Ter Petrosian, a jadis renié Moscou à ses risques et périls, et nous a fait perdre les deux tiers du Karabagh, en Azerbaïdjan.
La politique étrangère de l’Arménie tirera sa force de sa politique intérieure rajeunie. Et aujourd’hui, l’Arménie est tout à fait en mesure d’atteindre cet objectif grâce à de nouvelles règles.

La réorientation de la politique étrangère de l’Arménie ne devrait pas conduire le pays au désalignement. Edmond Y. Azadian 

 

Traduction N.P.