Trente ans de misère

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 6 décembre 2018

C’est comme si l’histoire et le destin avaient conspiré pour frapper l’Arménie d’un désastre chaque fois qu’elle atteignait un niveau de reprise. À la suite du génocide, lorsque l’Arménie a été incorporée à l’Union soviétique nouvellement formée et a entamé sa reconstruction frénétique, le tremblement de terre de 1925 à Leninakan (Gumri) a mis un terme à son élan.
Puis, après avoir survécu à la terreur stalinienne et à la dévastation de la Seconde guerre mondiale, alors que l’Arménie entamait un processus d’industrialisation et de récupération culturelle, le tremblement de terre de 1988, de nouveau à Gumri, a dévasté les deux tiers du pays.
Comme si cela ne suffisait pas, la tragédie a doublé et même triplé en raison des événements politiques et historiques simultanés. En effet, alors que l’Arménie était en ruine et que la coopération « fraternelle » d’autres républiques soviétiques avait entamé le difficile processus de reconstruction, l’Union soviétique s’est effondrée sans répondre à ses engagements d’aide à l’Arménie. S’en est suivie la guerre avec l’Azerbaïdjan.
Le séisme a eu lieu le 7 décembre 1988 à 11h41 et a touché 40% du territoire de l’Arménie, dans un rayon de 50 km, avec une magnitude de 6,8 sur l’Échelle de Richter. Il en a résulté 25 000 morts et 50 000 blessés, bien que des sources occidentales évaluaient le nombre de décès à 50 000.
L’épicentre du séisme se trouvait près de la ville de Spitak, avec une population de 30 000 habitants, qui a été complètement anéantie en 30 secondes. La ville de Gumri (Leninakan à l’époque) a perdu 17 000 habitants. Au total, 21 villes ont été touchées, ainsi que 342 villages, dont 58 complètement rasés. La destruction a fait 500 000 sans-abris.
Le Premier ministre d’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, qui était en visite d’État aux États-Unis, est directement rentré à Moscou pour se rendre en Arménie. Il s’est engagé à mener à bien le projet de relèvement en 10 ans à un coût de 10 milliards de dollars. Et en effet, 40 000 spécialistes du séisme et travailleurs de la construction ont convergé vers les zones sinistrées d’Arménie. La reconstruction n’était pas terminée lorsque l’Union soviétique s’est effondrée et que la violence qui couvait entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’est transformée en une guerre à grande échelle entravant les efforts de secours et de reconstruction en raison du blocus imposé par l’Azerbaïdjan. Contre toute attente, l’Arménie a réussi à gagner la guerre et le 14 mai 1994, un accord de cessez-le-feu a été signé.
La guerre et l’effondrement de l’empire soviétique ont laissé inachevés les projets de reconstruction dans la zone touchée. À ce jour, des milliers de personnes vivent encore dans des bidonvilles insalubres, appelés domiks. Une génération complète est née et a grandi dans ces conditions de misère, affectant leur constitution génétique pour les générations futures, à l’instar de l’impact du traumatisme du génocide. La misère se poursuit depuis 30 ans et on craint qu’elle ne se prolonge dans le futur.
De nombreuses échéances pour l’achèvement de la reconstruction n’ont pas été respectées. L’année 2003 a été désignée comme l’échéance pour le rétablissement complet de la zone sismique. Ce délai a été prolongé jusqu’en 2013 et pourtant, cinq années se sont écoulées et il y a encore des gens qui vivent dans des conditions misérables.
Les statistiques ne sont pas fiables. Il est certain que les gens souffrent et que le désespoir pousse beaucoup d’entre eux à se suicider.

Le séisme a détruit 20 612 maisons. À ce jour, 15 040 maisons ont été construites et 5 144 habitants ont reçu des bons d’achat de maisons neuves. De ce chiffre, l’Agence américaine pour le développement international a fourni 4 500 coupons. Au total, 113 pays ont contribué aux efforts de relance. La Fondation Aznavour, Kirk Kerkorian, l’UGAB et de nombreux autres organismes de bienfaisance et des particuliers ont apporté leur soutien. Des initiatives locales se sont également jointes à l’effort collectif, telles que Gumri sans domiks, le Centre Shirak, SOS Gumri et d’autres. Il existe actuellement encore 2 800 domiks et de ce chiffre, 2 285 sont occupés par des familles vivant sans eau courante, chauffage, ni installations sanitaires.
Puisque de nombreux facteurs ont aggravé la catastrophe, cela a certainement entraîné une certaine confusion et des abus. Nous avons entendu parler de ministres du gouvernement qui se sont sauvés avec un million de dollars pour la reconstruction après le tremblement de terre ainsi de nombreux équipements médicaux qui ne sont jamais arrivés à destination et qui ont été vendus dans différentes républiques soviétiques. Même les bénéficiaires de cette aide ont dû vendre leur maison pour acheter de la nourriture et des produits de première nécessité ou pour payer un billet d’avion vers l’étranger.
Si la reconstruction de la région de Shirak est le principal défi, elle ne peut être résolue sans prendre en compte les éléments complémentaires du projet de relance, à savoir créer des lieux de travail et renforcer l’économie. Le séisme a non seulement détruit les habitations, mais également l’ensemble des infrastructures.
Gumri était, avant le séisme, une ville manufacturière. La majorité de sa main-d’œuvre qualifiée a fui le pays pour travailler en Russie ou dans les républiques d’Asie centrale afin de survivre.
Gumri était une ville animée réputée pour ses traditions culturelles uniques et son humour spécifique. Elle comptait 238 000 habitants avant le séisme, contre 117 700 aujourd’hui.
La plupart des investissements étant concentrés à Erévan, les zones sinistrées demeurent négligées. Gumri n’apparaît même plus sur la carte de nombreux touristes. Il y a un sentiment de désintéressement face à la région. Il s’agit d’un monde oublié. Les fonctionnaires du gouvernement antérieur et leurs amis ont bénéficié de l’aide de gouvernements étrangers, de la diaspora et d’organismes caritatifs et ont utilisé ces fonds pour se prévaloir d’un niveau de richesse obscène, en contradiction flagrante avec la misère de la zone sinistrée.
Cette insensibilité envers le bien-être général de la population a contribué à la chute de l’ancien régime. Le nouveau gouvernement, qui sera formé dans la foulée de la révolution de velours, a souligné la nécessité de relever le défi.
Le président Armen Sarkissian s’est rendu régulièrement à Gumri et a remis des sommes de sa fondation « Erévan, mon amour ». Il a encouragé la création de lieux de travail, de lieux touristiques et des projets de développement.
« Gumri est une ville avec une histoire unique », a déclaré Sarkissian. « Elle a préservé sa culture et son héritage typiques. Trente ans se sont écoulés, mais la douleur est là et les plaies ne sont pas encore cicatrisées. »
Il a également accusé les familles qui organisent des mariages somptueux à l’étranger de ne pas dépenser leur argent dans des villes comme Gumri pour stimuler l’économie.
« Ce n’est pas patriotique que les gens aillent célébrer des mariages dans d’autres pays, alors que Gumri manque de possibilités d’affaires », a ajouté le président.
Nikol Pachinian, qui se prépare à prendre le pouvoir après les élections du 9 décembre, contrairement à Armen Sarkissian, ne fait pas appel aux émotions. Son équipe et lui semblent avoir décidé de contribuer de manière significative à la reconstruction de la zone sinistrée, où les gens ont besoin d’emplois pour avoir un avenir et de l’espoir.
« Aujourd’hui, il est très important d’élaborer des programmes d’investissement dans la région. Les discussions sont en cours et certains projets sont déjà sur la planche à dessin. Nous avons ciblé ces projets pour créer des emplois dans la zone sismique », a-t-il déclaré.
Les personnes qui souffrent dans les domiks ont entendu de nombreuses promesses et sont désappointées par les nombreuses échéances manquées. Espérons que la nouvelle administration contribuera avec détermination. Trente ans de misère, c’est trop pour nos compatriotes qui vivent dans de telles circonstances. La communauté internationale a offert son soutien. Il incombe aux Arméniens du monde entier de mettre fin à cette misère et à cette honte. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.