Les relations entre l’Arménie et la Russie sont d’une importance primordiale. On pourrait en dire autant des relations arméno-turques. Mais dans ce dernier cas, la Turquie détermine les termes de ses relations avec l’Arménie et Erévan ne détient pas la clé de ces relations. Une énorme ombre plane sur la Turquie, celle du génocide. Malgré cela, la Turquie est capable de mettre en œuvre ses politiques dans la région presque sans entrave.
Les relations russo-arméniennes ne sont pas du même acabit, mais elles déterminent la sécurité, dans une certaine mesure la viabilité économique de l’Arménie et, dans le cas le plus extrême, son existence même.
La position géostratégique de l’Arménie définit plus ou moins sa politique vis-à-vis de la Russie, ne lui laissant quasiment aucune marge. Défier ce déterminisme va à l’encontre du sens commun, sans parler de la capacité de maintenir une politique étrangère saine.
La Géorgie est presque dans la même situation, mais la politique téméraire de l’ancien dirigeant Mikhaïl Saakachvili a provoqué l’amputation de son pays après qu’il se soit battu avec la Russie. Et l’Occident, qui avait alimenté son arrogance, est demeuré neutre lorsque la guerre a éclaté en août 2008. Il y a ainsi quelques enseignements à tirer des expériences géorgiennes.
La révolution de velours d’avril dernier, censée n’être qu’une affaire intérieure visant à se débarrasser d’un gouvernement corrompu insensible aux besoins de la population, est aujourd’hui confrontée à des défis de politique étrangère, en particulier à des tensions dans les relations entre l’Arménie et la Russie.
Le leadeur de la révolution assure aux citoyens arméniens qu’il n’y a pas de changement dans les relations entre les deux pays, mais tous les signaux indiquent le contraire.
Les grandes puissances ont de longs souvenirs. Parfois, ils prétendent que certaines actions hostiles ou les déclarations de voisins ou d’adversaires sont oubliées, mais les anciens comptes remontent facilement à la surface.
Lorsque le Premier ministre Nikol Pachinian et son groupe d’opposition combattaient le régime corrompu, ils incluaient la politique étrangère dans leur discours de campagne. L’existence de la base militaire russe de Gyumri a été mise en doute, de même que les traités de longue date conclus entre l’Arménie et la Russie. Maintenant, Moscou montre ouvertement qu’il ne laissera pas Erévan choisir les termes de leurs relations et tient le nouveau gouvernement responsable de son attitude antérieure, en particulier lorsque les médias qui ont conduit le gouvernement révolutionnaire à la victoire poursuivent leur position anti-russe.
Avant d’arriver au pouvoir, Pachinian, lorsque interrogé par le Parlement sur cet antagonisme à l’égard de la base russe et sur ses critiques sévères à l’égard de la politique russe en général, a donné une réponse très réaliste. Il a déclaré qu’il devait faire face aux réalités existantes. Cette réponse est peut-être satisfaisante en Arménie, mais il semble qu’elle n’ait pas été retenue à Moscou et que le nouveau gouvernement, qui jouit d’un immense soutien de la part de la population, en est encore hanté.
Ces derniers mois, Moscou a envoyé plusieurs signaux à Erévan, exprimant son mécontentement face à la voie adoptée par le nouveau gouvernement. De nombreux chefs d’État occidentaux ont félicité Pachinian pour sa victoire écrasante de décembre dernier. Le président Poutine n’a toutefois pas encore commenté publiquement les élections normales et démocratiques. Pour aggraver les choses, il a envoyé ses vœux de Nouvel An à Robert Kotcharian, l’ancien président actuellement en prison, et à Serge Sargissian, prédécesseur de Pachinian, qui s’est à moitié caché après avoir été renversé.
Mais des événements plus dramatiques ont eu lieu au sein des instances de l’Union économique eurasienne (EEU) et de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) avec l’acquiescement du président Poutine. Il est difficile de savoir s’il s’agissait simplement de réveiller un nid de frelons lorsque l’Arménie a rappelé de Moscou, après l’élection présidentielle, le général Youri Khatchatourov, où il occupait le poste de secrétaire général, et l’a arrêté sur des accusations liées aux manifestations populaires de 2008.
L’arrestation de Khatchatourov a même provoqué une rare réprimande publique de la part du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov.
Ce qui a suivi est également significatif. Lorsque l’Arménie a tenté de maintenir la position du pays pendant toute la durée du mandat, celle-ci a été rejetée. Au lieu de cela, la Biélorussie et le Kazakhstan ont promu le général Stanislav Zas au poste de Khatchatourov et le candidat a effectué des visites officielles à Astana et à Moscou pour légitimer la fonction volée. Il s’est même invité à Erévan pour enfoncer sa candidature dans la gorge du gouvernement arménien.
Alors que se déroulaient tous ces drames, le président biélorusse Alexander Loukachenko a publiquement insulté et raillé Pachinian lors de l’arrestation de Khatchatourov, accusant le nouveau Premier ministre d’avoir perdu la direction de l’OTSC, tandis que le président Poutine maintenait un silence significatif.
Le Kazakhstan et la Biélorussie, prétendus alliés stratégiques de l’Arménie, ont fait la promotion de l’adhésion de l’Azerbaïdjan à l’Union économique eurasiatique (UEE) alors que l’Arménie est en guerre avec ce pays. Les pétrodollars azéris ont acheté l’allégeance de Loukachenko.
Fin décembre, Pachinian s’est rendu à Moscou afin de négocier des prix du gaz naturel s’élevant à 150 dollars par 1 000 pieds cubes. À la fin du voyage, les prix ont grimpé à 165 dollars. Pachinian avait assuré au public qu’il continuerait de payer le même prix grâce à un « arrangement interne ». Les personnes bien informées dans la région craignent que le gouvernement n’exploite les ressources stratégiques de l’Arménie, ce qui rend le pays plus vulnérable en cas de guerre.
Dans le passé, le gouvernement iranien avait indiqué qu’il pouvait fournir du gaz naturel à des prix compétitifs à l’Arménie. Mais il est très douteux que le gouvernement iranien compromette ses relations avec la Russie pour sauver l’Arménie, alors que l’Iran est dans le même bateau que la Russie face aux sanctions américaines et que les deux sont des alliés stratégiques en Syrie.
Quelles que soient les mesures adoptées par la partie arménienne, il est probable que l’approvisionnement en gaz naturel de la Russie coûtera 300 dollars d’ici la fin de l’année.
L’énergie est un outil politique puissant entre les mains de Moscou qui peut, et est, utilisé pour appliquer ses politiques.
La décision du gouvernement du Kazakhstan d’annuler les vols entre Astana et Erévan est un autre signe de l’aliénation de ses alliés stratégiques: elle vise à isoler davantage l’Arménie.
Dans sa politique intérieure, Pachinian, fidèle à son engagement pris avant la révolution, a maintenu l’indépendance des tribunaux et a résisté à la tentation de céder à la psychologie de la foule qui a peur du sang. Il maintient ainsi les références démocratiques de son gouvernement aux yeux des sociétés occidentales.
Mais les médias d’information et les médias sociaux, qui ont soigneusement orchestré son accession au pouvoir, regorgent de rhétorique anti-russe. Et le ton de cette rhétorique a frappé Moscou, avant que Pachinian n’ait pu énoncer clairement la position de son gouvernement vis-à-vis de la Russie.
Un expert, qui écrit sous le pseudonyme de Sarkis Arzruni, a déclaré dans son article : « Peu importe si Nikol Pachinian insiste sur le fait que l’Arménie n’a pas changé de politique étrangère, il est évident que l’évolution de la révolution mènera l’Arménie à un point où le facteur russe deviendra une question de politique. Pour la Russie de Poutine, il n’y a pas d’alliés; tous les pays sont des ennemis ou des vassaux. Au lendemain de la révolution de velours, l’équipe de Pachinian tente de changer son statut de vassal, mais Moscou le lui refuse. »
Tout le monde devine pourquoi cet auteur se cache sous un masque. Il y a d’autres écrivains semblables qui agissent sous des noms factices. Une chose est très évidente: le lexique utilisé par ces analystes est celui de « mangeurs de subventions », comme on les appelle en Arménie. Leurs calculs sont simples, une fois les relations entre l’Arménie et la Russie détériorées, l’Arménie se retrouvera dans la structure de l’OTAN. Ils ne s’inquiètent pas du facteur turc et de son pouvoir au sein de l’OTAN.
Actuellement, les relations entre l’Arménie et la Russie sont instables. L’objectif de la révolution de velours était une réforme intérieure et le renversement d’un régime corrompu. Pachinian a, à plusieurs reprises, assuré que l’Arménie ne changerait pas ses relations internationales. Si cette politique est renversée, nous devrions nous attendre à des problèmes à l’horizon. Des problèmes que l’Arménie peut difficilement affronter, et encore moins surmonter. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.