L’Arménie abandonnée par les liens croissants russo-turc.

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 31 janvier 2019

Pendant les deux guerres mondiales, la Turquie s’est alliée à l’Allemagne. Durant la Première Guerre mondiale, la Turquie ottomane était l’alliée stratégique de l’Allemagne. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, c’était l’alliée tacite de l’Allemagne et fournissait des métaux à la machine de guerre nazie.
L’Allemagne a été battue lors des deux guerres, mais son alliée turque a survécu et a su manœuvrer pour devenir un acteur important de la politique régionale.
La guerre froide s’est révélée être une panacée pour la Turquie, qui s’est joint à l’OTAN pour exécuter toutes les sombres activités de l’alliance au Moyen-Orient, tout en s’occupant de ses propres affaires en s’armant, en relançant son économie et en réglant des comptes historiques avec ses voisins.
Aujourd’hui, la Turquie a son armée d’occupation à Chypre, avec l’aimable autorisation de l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger, ses bases militaires au Qatar et à Djibouti, ainsi que sa présence militaire dérangeante en Irak et en Syrie. Elle joue un rôle actif dans le conflit libyen en soutenant les extrémistes islamistes et en agitant les pays voisins, l’Égypte et l’Algérie, qui ont payé le prix fort pour contenir ces extrémistes à l’intérieur de leurs frontières.
Comme membre de l’OTAN, la Turquie est profondément impliquée dans les Balkans, où l’Occident a détruit l’ex-Yougoslavie en réponse aux actions génocidaires de la Serbie, afin de créer une constellation d’États clients au cœur de l’Europe.
La Turquie a acquis tous ces pouvoirs afin d’atteindre un certain niveau d’impunité. La semaine dernière, de nombreux pays européens ont commémoré l’Holocauste, couvert par les réseaux d’informations. Il est intéressant de noter qu’avec l’Holocauste juif, presque toutes les autres atrocités de masse ont été mentionnées, à l’exception du génocide arménien, certainement par considération pour la Turquie, qui exerce un pouvoir politique considérable au niveau international.
L’expansion de la Turquie vers l’occident devrait concerner l’Arménie et les Arméniens, mais elle ne devrait pas les inquiéter autant que la lancée de la Turquie vers l’est.
La guerre froide avait un vernis idéologique et opposait des blocs de nations. Après la guerre froide, la politique a évolué dans une autre direction. Les nations n’ont plus d’axes idéologiques à opposer: elles s’opposent et s’affaiblissent les unes et les autres selon les besoins, mais elles coopèrent les unes avec les autres pour des intérêts communs. Tout au long de l’histoire moderne, la Turquie a été l’ennemi juré de la Russie et de l’Iran. Pourtant, aujourd’hui, ils coopèrent sur le champ de bataille syrien, sans jamais s’abstenir d’escarmouches, quel que soit le lieu où leurs intérêts sont en conflit. Ceci est microgéré par la diplomatie, ce que l’Arménie n’a pas encore appris et appliqué.
L’Arménie est enfermée dans un conflit avec l’Azerbaïdjan pour le Haut-Karabagh (Artzakh). Mais cette guerre est gérée par Ankara. C’est une chance historique que l’Arménie ait remporté la guerre, mais nous n’avons pas encore célébré cette victoire, car le conflit fait désormais partie intégrante de la toile politique du Caucase. Nous ne pouvons écarter une implication directe de la Turquie, si le conflit reprenait de plus belle, notamment à la lumière de la récente lune de miel Moscou-Ankara et leurs intérêts mutuels.
Un développement récent a fait comprendre à l’Arménie à quel point l’ennemi l’avait encerclé. L’alarme a retenti lorsque la Turquie a commencé à construire sa base militaire au Nakhitchevan, en violation des traités de Moscou et de Kars de 1921. Ces deux traités imbriqués définissent non seulement la frontière entre l’Arménie et la Turquie, mais également beaucoup plus.

Bien qu’à l’époque, la Grande Assemblée nationale de Mustafa Kemal n’était pas encore reconnue au niveau international en tant que gouvernement, les Turcs ont réussi à introduire des clauses qui constitueraient un verrou politique et juridique pour la partie arménienne. Conformément à l’insistance de la Turquie, l’article 5 du Traité de Kars interdit à l’Azerbaïdjan de céder le territoire du Nakhitchevan à un tiers, soit l’Arménie, sans le consentement des autres signataires, à savoir la Russie, la Géorgie et la Turquie.
Le traité reconnait également l’Adjarie comme étant la République autonome d’Adjarie sous tutelle géorgienne, en tenant compte de la population musulmane d’Adjarie. De même, le Nakhitchevan est devenu une enclave appelée République autonome du Nakhitchevan, en raison de sa population arménienne majoritaire. Lorsque l’Azerbaïdjan est devenu indépendant en 1991, il s’est déclaré État successeur de la République d’Azerbaïdjan (1918-1920), qui existait avant le Traité de Kars. Ainsi, il a absorbé unilatéralement le territoire du Nakhitchevan, en violation du traité de Kars.
À présent, la Turquie a violé le même traité en reprenant pratiquement le Nakhitchevan et en y établissant une base militaire. On ne doit pas se demander contre qui opère cette base : l’Arménie et l’Iran.
Incidemment, seule l’Arménie adhère aux principes du traité qui définit sa frontière avec la Turquie. Les protocoles de Zurich de 2009 non signés avaient pour objet de remplacer ou de consolider les termes du traité de Kars en ce qui concerne le problème de la frontière entre l’Arménie et la Turquie.
Bien entendu, il semblerait politiquement correct pour les alliés de la Turquie à l’OTAN si Ankara affirmait que sa base militaire au Nakhitchevan sert de contrepoids à la base russe à Goumri, en Arménie.
Le turcologue Ruben Safrastian, directeur de l’Institut des études orientales de l’Académie nationale des sciences d’Arménie, a déclaré: « À mon avis, l’activité militaro-politique turque observée ces dernières années au Nakhitchevan poursuivait des objectifs géopolitiques ambitieux. …La base du Nakhitchevan est appelée à terme à compléter parfaitement l’axe politico-militaire déjà établi entre la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. »
Safrastian a lancé un nouvel avertissement sur ces retombées en Arménie, concluant son analyse: « Tous ces éléments créent les conditions préalables à l’émergence d’une situation fondamentalement nouvelle et, partant, à l’émergence de nouveaux défis et de menaces à la sécurité de l’Arménie. L’Arménie et l’Artzakh devraient être prêts à cela et renforcer les forces armées à leur préparation au combat. »
Alors que les coprésidents du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) représentant les États-Unis, la Russie et la France, ainsi que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, invitent les gouvernements des parties au conflit à préparer leurs citoyens à la paix, il existe l’émergence d’une situation alarmante. La situation suscite de faux espoirs et la paix sera appliquée à un prix très élevé.
L’Arménie peut-elle compter sur ses propres forces armées pour faire face au défi ou doit-elle compter sur la base militaire russe pour contrecarrer cette menace existentielle?
Le sentiment anti-russe grandit actuellement en Arménie. En fait, il existe une diffamation très évidente et orchestrée de la Russie qui sature les ondes. Malheureusement, cette campagne est alimentée par les récents crimes commis par des soldats russes. En décembre, une femme a été tuée par un soldat russe à Goumri. Il y a quelques années, une famille entière, y compris un bébé, a été massacrée par un autre soldat russe. Ces incidents douloureux sont en cours de politisation et sont utilisés pour appeler à l’abrogation du traité russo-arménien relatif à la base militaire.
Des incidents similaires de grande envergure ont lieu près et autour des bases militaires américaines en Allemagne, en Turquie, au Japon, en Corée du Sud, aux Philippines, etc. Aucune partie ne conteste toutefois l’existence de ces bases militaires ni leur importance pour la sécurité du pays.
Cette campagne médiatique, associée à certaines actions du nouveau gouvernement, a suscité la méfiance des planificateurs stratégiques du Kremlin contre l’Arménie.

Un commentateur, Youri Simonian, qui écrit dans le quotidien russe Nezavissimaïa Gazeta, a déclaré que «le Kremlin demande une preuve d’allégeance de la part des nouvelles autorités pour continuer à développer l’alliance stratégique en tête de ses priorités ».
Citant des sources « bien informées », Simonian a écrit que la confiance de la Russie envers le nouveau gouvernement arménien est encore « fragile » à la lumière des récentes inspections de sociétés russes opérant en Arménie. Certes, le Kremlin n’a pas apprécié que l’Arménie recherche des liens commerciaux et militaires avec la Chine et la Suède, ni la déclaration du Premier ministre Nikol Pachinian à John Bolton selon laquelle l’Arménie est « ouverte » à envisager les options pour acheter du matériel militaire aux États-Unis.

Pachinian était à Moscou la semaine dernière, lorsque l’Arménie a assumé la présidence tournante de l’Union économique eurasienne (EEU). Il a déclaré dans son discours d’inauguration qu’il avait personnellement voté contre l’existence de la base russe en Arménie, mais qu’il estimait désormais que cette base était cruciale pour la défense du pays. Cette assurance n’a pas été suffisante pour lui ouvrir les portes du Kremlin. Le bureau du président Vladimir Poutine a annoncé qu’il était trop occupé pour recevoir le Premier ministre arménien, bien que M. Pachinian ait rencontré le Premier ministre russe Dmitry Medvedev.
Il semble que la situation géopolitique de la région ne soit pas bien comprise. Non seulement par les médias, mais même par de jeunes parlementaires qui prétendent que la base russe compromet la souveraineté de l’Arménie.
La naïveté politique n’est pas nouvelle en Arménie. En 1921, le soulèvement de février avait commencé contre le régime soviétique et le dernier Premier ministre de l’Arménie indépendante, Simon Vratzian, avait lancé un appel au gouvernement turc pour l’aider à rétablir son parti au pouvoir. Et cet appel a été lancé alors que le gouvernement turc venait d’achever le génocide.
Un long article analytique de Statfor (société privée américaine qui œuvre dans le domaine du renseignement), daté du 22 janvier, intitulé « Ce que le froid dans les relations russo-arméniennes signifie » présente une analyse de la situation :
• « Si les relations entre la Russie et l’Arménie continuent de se détériorer, d’autres puissances, notamment les États-Unis, l’Iran et la Turquie, pourraient s’implanter dans ce pays du Caucase et affaiblir la position de la Russie. »
• « Cela pourrait à son tour contraindre la Russie à se concentrer davantage sur le renforcement des liens avec l’un des plus grands ennemis de l’Arménie, l’Azerbaïdjan, augmentant ainsi la perspective d’une plus grande instabilité dans la région. »
Pachinian, le dirigeant de la révolution de velours, a répété à maintes reprises que le seul but de ce mouvement était de renverser le régime corrompu et qu’il n’avait aucun agenda de politique étrangère. Il semble maintenant que le mouvement a effectivement un penchant qui pourrait mettre en péril son partenariat stratégique avec la Russie.
Les analystes politiques ont été surpris que la Russie ait déplacé sa base militaire hors de Géorgie à la demande du gouvernement, avant même l’expiration du traité. La même action a été prise en Azerbaïdjan, d’où le poste d’écoute russe s’est retiré. Les politiciens locaux ont estimé que ces moyens militaires étaient essentiels pour que les forces russes puissent projeter leur position au Moyen-Orient. Mais plus tard, ils ont découvert que la Russie avait développé son arsenal pour frapper des cibles en Syrie, même à partir de la mer Caspienne.
Il sera donc téméraire pour les experts arméniens de croire que la base russe ne sert que les intérêts russes plutôt que les intérêts arméniens.
Il est clair qu’un orage se forme dans les cieux au-dessus du Caucase. Les relations russo-turques sont presque revenues à l’époque de Lénine et de Mustafa Kemal (Atatürk).
L’Arménie ne peut fonctionner que sur la base des faits existants sur le terrain. Les questions de souveraineté sont des arguments fabriqués, car il n’est pas possible pour l’Arménie de défier le colosse russe – et de survivre. Edmond Y. Azadian

Traduction N.P.