Affirmer que l’Arménie et la Russie sont sur une trajectoire de collision ne fait pas de nous des alarmistes. En effet, la rhétorique anti-russe s’échauffe dans les médias arméniens et dans les discussions politiques, et la Russie se livre à des représailles discrètes, tout en conservant les réponses importantes, voire dévastatrices, pour plus tard.
Personne ne devrait être assez naïf pour croire que les sentiments anti-russes et les insultes crachées par certains médias ont leurs origines en Arménie. Ils sont plutôt arrivés en Arménie dans la foulée de la révolution de velours et sont orchestrés de l’étranger.
Ce point de vue ne devrait rien enlever à ce que la révolution a apporté à la société arménienne. Personne ne verse des larmes sur le démantèlement de l’ancien régime, à l’exception de certains gardiens du passé.
Cependant, si le jeu s’intensifie et brouille les objectifs véritables de la révolution et une campagne antirusse, la révolution elle-même risque d’en être la victime.
Nous avons assez de distance historique actuellement pour noter les parallèles entre la révolution orange d’Ukraine, la rose de Géorgie et la turkmène, et nous renforcer dans l’idée que toutes les trois ont été réalisées selon les mêmes méthodes, portent la même signature et par conséquent sont destinés à servir les mêmes fins.
Il serait malhonnête de dissocier la révolution de velours des autres. Et chaque jour, de nouveaux problèmes surgissent pour creuser un fossé supplémentaire entre l’Arménie et la Russie, qui semblent uniquement démontrer la véracité de l’affirmation ci-dessus.
Dans une récente entrevue accordée à Aysor.am, Hasmik Vartanian, analyste politique, a déclaré: « Malgré les déclarations officielles concernant les relations brillantes entre l’Arménie et la Russie, les autorités d’Arménie après la révolution de velours n’ont pas dissipé la méfiance de la Russie à l’égard de l’Arménie mais ont exacerbé la situation par des actions internes anti-russes et une rhétorique contraire. »
Elle a également évoqué une situation dans laquelle les deux parties ont accordé l’asile politique à des militants recherchés dans leur pays d’origine. Moscou a refusé d’extrader vers l’Arménie Mihran Poghosyan, un responsable du gouvernement précédent accusé de détournement de fonds et d’abus de pouvoir, et Erévan a offert le refuge à Vitaly Shishkin, un militant antigouvernemental de Russie qui a déjà passé quatre ans en prison. Selon Mme Vartanian, l’impasse n’est que la pointe de l’iceberg des problèmes qui séparent les deux alliés.
Certains charlatans d’Arménie ont affirmé que le pays avait donné une réponse adéquate à Moscou et qu’elle affirmait ainsi sa souveraineté, sans se rendre compte que la souveraineté d’un pays était définie par sa force relative, à la mesure de son pouvoir et son influence politiques.
Outre l’impasse dans laquelle se trouvent les demandeurs d’asile, il existe d’autres facteurs immédiats qui accentuent les tensions entre les deux pays:
• Le chœur des « mangeurs de subventions » impliqués dans la campagne anti-russe ;
• Les activités du groupe militant Sasna Tserer ;
• La prochaine visite du président russe Vladimir Poutine à Erévan et sa rencontre prévue avec l’ancien président Robert Kotcharian ;
• Les déclarations enflammées de Nikol Pachinian.
Les « mangeurs de subventions » sont des individus ou des groupes qui reçoivent des subventions de gouvernements ou d’agences étrangers afin de promouvoir un certain programme politique dans le cadre d’objectifs bienfaisants tels que la promotion de la démocratie, la réforme sociale, les valeurs familiales, etc. Certains de ces militants opèrent et publient sous des noms d’emprunt parce qu’ils font partie de l’administration actuelle. Pour n’en nommer que quelques-uns, il y a entre autres Mariam Grigoryan, Hakop Patalyan, Sarkis Arzruni, Aram Amoduni et Siranoush Papyan.
Ils publient jour après jour, accusant la Russie de traiter l’Arménie comme « un État vassal » et évoquant des pâturages plus verts en occident sous l’OTAN ou l’Union européenne. Ils comptent sur l’ignorance de leur public, qui serait incapable de deviner quelle serait la place potentielle de l’Arménie, face à sa rivale la Grèce dans la structure de l’OTAN et dont les dirigeants ont comme priorité est d’apaiser la Turquie, en dépit de leurs doutes face au président turc Recep Tayyip Erdogan.
Ces experts voudraient également dissimuler le langage insipide que la Géorgie avait reçu de l’Occident lorsqu’elle avait tenté d’affronter la Russie.
Le groupe militant Sasna Tserer agit en tant que parti politique mais n’évite pas les affrontements armés, comme en témoigne le fait qu’il a envahi un poste de police et tué trois officiers. Leurs dirigeants sont sortis de prison parce que le gouvernement de Pachinian a trouvé une faille dans la loi pour les libérer. Un de ses dirigeants, Varoujan Avetissian, a déclaré: « L’Arménie est une colonie russe et Nikol refuse de prendre des mesures et libérer notre patrie. »
Un autre dirigeant, Jirayr Sefilian, a prévenu que Moscou préparait le renversement de Pachinian. Avetissian et Sefilian sont des héros de la guerre du Karabagh et confirment par leurs actions l’adage selon lequel les héros de guerre ou les révolutionnaires ne devraient jamais aspirer à devenir des dirigeants ou des hommes d’État.
Un autre problème qui aggrave les tensions est la visite du Président Poutine à Erévan, le 1er octobre, afin d’assister à la réunion annuelle de l’Union économique eurasienne. En marge de la réunion, M. Poutine a décidé de rendre visite à Kotcharian, actuellement en prison. Un débat national a maintenant éclaté en Arménie, « divertir » Poutine dans la cellule de Kotcharian ou libérer ce dernier en se basant sur un acte de la Cour constitutionnelle, au sujet duquel le président, Hrayr Tovmasyan, est déjà entrainé dans une controverse.
Le projet de Poutine de rendre visite à Kotcharian a déclenché un autre scandale chez un dirigeant de la révolution de velours, David Ioannissian, qui a écrit sur sa page Facebook: « Si Vladimir Poutine souhaite rendre visite à Robert Kotcharian dans sa cellule de prison, il devrait s’assurer que nous ne fermerons pas la porte derrière lui. »
Cet incident est comparé à un événement similaire en Géorgie, lorsque Giorgi Gabunia, un animateur anti-russe de la télévision, a vivement invectivé Poutine. Bien que la Géorgie ne soit pas en bons termes avec la Russie, le gouvernement a limogé le directeur de la chaîne de télévision. Mais rien de semblable n’est arrivé en Arménie. Ioannissian est un confident de Pachinian qui lui a récemment octroyé une subvention de 70 000 dollars des coffres de l’État pour surveiller les élections présidentielles au Karabagh. Cette subvention a aussi déclenché une vague d’animosités.
Certaines déclarations de Pachinian touchent un nerf à fleur de peau au Kremlin. Son long entretien avec le magazine franco-arménien Nouvelles d’Arménie en est un exemple: « Lorsque la Russie vend des armes à l’Azerbaïdjan, c’est un sujet de préoccupation. Par cette déclaration, je veux dire que nous devons nous débarrasser de nos complexes centenaires. Nous sommes des partenaires souverains. S’ils s’inquiètent de nos actions, nous sommes également inquiets des leurs ».
Sarkis Arzruni, l’un des « mangeurs de subventions », a écrit: « La déclaration ci-dessus est une partie cruciale de l’entretien avec Nikol. Je crois qu’ici, Nikol se dégage de ses entraves et envoie des messages souverains à Moscou sur les relations entre l’Arménie et la Russie. Bien entendu, c’est un signe positif. »
Mais la Russie a réagi indirectement face à l’intensification des sentiments anti-russes. En effet, le 5 septembre, Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, a commenté l’autre déclaration de Pachinian du 5 août au Karabagh, dans laquelle il a déclaré: « L’Artzakh, c’est l’Arménie et c’est tout. »
Elle a déclaré: « Bien entendu, nous comprenons qu’il existe des cadres rhétoriques internes qui reflètent les opinions, les mouvements politiques et les partis, étant donné que nous parlons d’un pays démocratique. Il existe également un processus de paix, avec ses participants et ses coauteurs, et les efforts internationaux pour parvenir à un règlement pacifique. Les déclarations devraient être en phase avec le contexte des efforts conjoints visant à un règlement pacifique. »
En termes simples, le ministère russe des Affaires étrangères reproche à Pachinian de compromettre le processus de paix. Mais on pourrait aussi se demander où était Mme Zakharova lorsque le président azéri Ilham Aliev a revendiqué l’ensemble du territoire de l’Arménie dans le cadre de l’Azerbaïdjan historique.
La réponse simple à ces questions est que la Russie a été assez irritée pour exprimer son parti pris pro-azerbaïdjanais.
Tous ces cas et déclarations ont contribué à la montée des tensions entre l’Arménie et la Russie. Mais à quelle fin? Cette escalade aide-t-elle l’Arménie d’une quelconque manière ou est-elle orchestrée par des forces extérieures qui ne tiennent pas compte des intérêts du pays?
La Russie n’est peut-être pas un allié idéal, mais par défaut géostratégique, l’Arménie a développé avec elle des relations au fil des siècles.
La Russie est aujourd’hui le principal partenaire commercial de l’Arménie et son principal fournisseur d’armes. Sa base militaire est certainement intéressée à projeter son pouvoir dans le Caucase et au-delà vers le Moyen-Orient. Mais c’est aussi une couverture contre les menaces existentielles de la Turquie.
L’Arménie n’a pas le luxe d’avoir trop de choix pour jouer sa sécurité contre un sentiment de souveraineté virtuelle, qui résulte de son statut politique.
Aucun grand pays ne peut façonner sa politique étrangère sur la base de sentiments, de charité ou de principes moraux. Seuls les intérêts définissent la politique étrangère. L’Arménie doit comprendre ce fait, l’accepter comme norme des relations internationales et participer au jeu dans ces conditions. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.