La fin de la guerre du Karabagh et l’effondrement des rêves

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 12 novembre 2020

Les Arméniens se sont réveillés mardi (10 novembre) le cœur lourd face au scénario cauchemardesque du Haut-Karabagh.

Si l’issue avait été positive, le sang répandu et les jeunes vies perdues en 44 jours de batailles héroïques auraient été justifiés. Au lieu de cela, l’accord de paix tripartite signé le 10 novembre 2020 deviendra une épitaphe honteuse sur les pierres tombales de ces héros tombés au combat.

Cette fatalité a été longue à venir. Lorsque la révolution de velours a eu lieu en 2018, elle avait pour unique et attrayant objectif d’éliminer la corruption. Cela a attiré l’imagination des masses, en particulier lorsque le chef de la révolution, Nikol Pachinian, a assuré au public qu’il n’avait pas de programme de politique étrangère; et que les relations avec les nations amies resteraient intactes. Mais lorsque les membres du parti Mon Pas ont pris les postes ministériels et le parlement, les évènements ont suivi une voie différente. Des parlementaires tels que Daniel Ioannisian, Arman Babadjanian et Alen Simonian, pour n’en citer que quelques-uns, ont commencé à s’engager dans une rhétorique anti-russe. Ils ont exigé que Moscou parle à Erévan sur un pied d’égalité, comme si l’influence politique de celle-ci correspondait à celle de Moscou.

Ce changement de politique a certainement bouleversé le Kremlin, qui a vu à contrecœur des insultes lancées contre ses amis en Arménie, comme l’ancien président Robert Kotcharian et le général Yuri Khatchatourov. Le limogeage et l’incarcération de ce dernier, en particulier, sont choquants car il occupe le poste prestigieux de secrétaire général de l’Organisation du traité de sécurité collective. Cette décision a été désastreuse sur le plan politique et a coûté cher à l’Arménie.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a immédiatement vu l’aliénation croissante entre l’Arménie et la Russie. Les Arméniens sous-estiment le sens politique et diplomatique d’Erdogan à leurs risques et périls.

Il était facile pour la Turquie de conclure qu’en raison du fossé grandissant entre les deux anciens alliés proches, Moscou ne ferait pas d’effort supplémentaire pour protéger l’Arménie. Moscou a télégraphié de nombreux signes de son mécontentement, mais si le gouvernement arménien les a bien lus, il a fermé les yeux.

Les développements ont encouragé la Turquie à présenter ses plans de guerre. Les Arméniens ont ignoré les signes avant-coureurs. Ils correspondaient aux exigences maximalistes du président azerbaïdjanais Ilham Aliev, voulant tout et ne concédant rien, avec leur propre position maximaliste.

Aujourd’hui, le quart-arrière déclare que les sept régions en dehors du Karabagh, en Azerbaïdjan proprement dit, occupées par les forces arméniennes comme police d’assurance, auraient pu être rendues avec dignité plutôt que d’attendre pour signer une reddition inconditionnelle et indigne.

A une époque antérieure, des concessions auraient pu être faites contre des garanties que les territoires cédés seraient maintenus démilitarisés. Aujourd’hui, l’Arménie et l’Artzakh n’ont pas la possibilité de faire de telles demandes.

Cette chronique a, depuis longtemps, décelé un modèle cohérent dans l’interaction politique et le jeu de pouvoir des relations russo-turques et a établi que le modèle pouvait également s’étendre au Caucase; dans ce schéma, la Turquie, dans son attitude agressive, crée des faits sur le terrain et la Russie finit par acquiescer. Cela s’est produit en Syrie, en Libye et aujourd’hui en Artzakh. La Russie a testé la Turquie sur tous ces fronts, mais elle évitera toujours de se retrouver dans une guerre à grande échelle, car cela signifierait tenir tête à toute l’alliance de l’OTAN.

Erdogan peut emprisonner autant de journalistes qu’il le souhaite, assassiner autant d’adversaires qu’il le souhaite et intimider ses voisins. Il ne recevra aucune gifle de ses alliés occidentaux, tant qu’il se conformera à l’agenda mondial de l’Occident pour contenir la Russie. Toute rhétorique sur les droits humains, la démocratie et la justice s’évaporera et Erdogan en est bien conscient, lui qui conçoit sa politique en conséquence.

Cette fois-ci, l’incursion de la Turquie dans le Caucase s’est avérée partiellement fructueuse. Premièrement, Ankara a cherché à se faire entendre aux côtés des coprésidents du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dans le règlement de la question du Karabagh, mais a été réprimandée. Ensuite, elle a appelé Moscou à contourner le format de l’OSCE et à conclure un accord entre les deux capitales. Cette proposition a également échoué.

L’Arménie a été confrontée à une situation similaire à celle d’aujourd’hui en 1992-1993, lorsque le Premier ministre Levon Ter-Petrosian a adopté la politique de « l’option du tiers », ce qui signifiait que l’Arménie pouvait choisir de s’allier à la Turquie, abandonnant la Russie. À cette époque, Moscou avait aidé l’Azerbaïdjan à conquérir les deux tiers du Karabagh. L’Arménie a changé de cap, après avoir enduré 6 000 victimes. Après une correction de cap, la Russie a aidé l’Arménie à reconquérir le Karabagh proprement dit et sept régions supplémentaires pour garantir sa sécurité. C’est ainsi que l’accord favorable au cessez-le-feu de mai 1994 a été obtenu et maintenu jusqu’à la guerre actuelle. Cette fois-ci, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a été indifférent aux appels de Moscou. C’est pourquoi l’Arménie a été forcée d’accepter cette débâcle.

Moscou s’est rendu compte que l’Azerbaïdjan glissait entre ses doigts et penchait vers la Turquie. Il a donc décidé de conclure un accord avec le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, aux dépens des Arméniens, d’autant plus que ces derniers s’étaient également rendus politiquement inutiles pour Moscou.

Dans le document signé le 10 novembre, il n’y a aucune mention des forces de maintien de la paix turques au Karabagh aux côtés des forces russes. Aliev a affirmé que la Turquie était également partie au régime de maintien de la paix, mais n’a montré aucune preuve à ce sujet.

Les Russes ont apaisé le tandem turco-azerbaïdjanais aux dépens de l’Arménie, tout comme ils l’ont fait en signant le Traité de Kars en octobre 1921, finalisant la frontière entre l’Arménie et la Turquie. À ce moment-là, Moscou a cédé le territoire arménien à la Turquie en raison de son amitié avec Atatürk.

Il est difficile pour chaque Arménien de lire l’intégralité du texte de l’accord car ce document signifie une reddition de proportions historiques. On peut comparer cette reddition à la chute d’Ani, capitale de l’Arménie médiévale, aux invasions mongoles du XIIIe siècle, à la reddition de la forteresse de Kars en février 1918 et au don de la Cilicie par la France à Atatürk en 1921. Les Arméniens n’ont pu avaler, par trois fois, qu’une pilule amère.

Le document signé le 10 novembre donne à l’Azerbaïdjan tout ce qu’il voulait et plus, y compris un couloir stratégique à travers Meghri pour relier l’Azerbaïdjan à l’enclave du Nakhitchevan. Ce qui reste du Karabagh, c’est 2 500 kilomètres carrés de territoire, soit près de la moitié de l’original. Ce qui est plus angoissant, c’est qu’il n’est même pas fait mention du statut de l’enclave.

Le silence sur la question du statut signifie qu’il passera sous la domination sanglante de l’Azerbaïdjan et que Bakou lui accordera ce qu’il appelle le « plus haut niveau d’autonomie ». Après 30 ans de fière indépendance, quel Arménien serait assez naïf pour vivre sous la domination azerbaïdjanaise ? Les fantômes de Soumgait et Bakou sont toujours bien vivants pour les Arméniens qui ont vécu sous la domination azerbaïdjanaise.

Aujourd’hui, la question primordiale est de savoir qui sera en charge du contrôle des dégâts en Arménie, avec le problème des retombées du Karabagh en Arménie proprement dite.

Pachinian a déclaré qu’avant de signer la capitulation conditionnelle, il avait consulté les parties concernées, tandis que le président Armen Sarkissian a publié une déclaration indiquant qu’il avait été informé du traité de paix par les médias. Même le ministre des Affaires étrangères Zohrab Mnatsakanian a avoué qu’il n’était pas au courant de l’accord. Maintenant, des pointes s’échangent en Arménie. Une foule indisciplinée a envahi le bureau du Premier ministre et l’a saccagé. Une autre foule s’est déplacée vers le parlement, causant des dégâts. On pouvait entendre des slogans incohérents, certains blâmant Pachinian et d’autres accusant l’ancien régime d’avoir créé une situation incontrôlable et instable. Le fait que le président du Parlement Ararat Mirzoyan, l’un des architectes de la révolution de velours, ait été envoyé à l’hôpital, témoigne du peu de velours restant de la révolution de 2018.

Il y a des appels à la démission de Pachinian et à la formation d’un gouvernement de coalition de transition, mais les membres du parlement ne peuvent pas entrer dans le bâtiment pour tenir une session.

Cinq membres du parti Mon Pas de Pachinian ont démissionné, craignant de subir le sort de Mirzoyan.

Une situation dangereuse a été créée; non seulement le Karabagh est perdu, mais il semble que le sort de l’Arménie soit également irrémédiablement endommagé.

Alors que l’armée de défense du Karabagh est évacuée de Chouchi pour être remplacée par des forces de maintien de la paix, des groupes de soldats ont refusé d’obéir aux ordres et ont juré de rester sur leurs positions. Cela rappelle un précédent historique, lorsque les bolcheviks ont pris le contrôle de l’Arménie en 1920 avec l’intention de céder Siounik à l’Azerbaïdjan. Garegin Nzhdeh a refusé d’abandonner son poste et c’est ainsi que la région est demeurée partie intégrante de l’Arménie.

Lorsque Pachinian est arrivé au pouvoir, il a promis au peuple que tout accord qu’il signerait serait soumis à la volonté du peuple. Il a déclaré qu’il les inviterait sur la place principale d’Erévan et solliciterait leur consentement.

Les foules ont inondé la place, mais Pachinian n’était nulle part. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.