Une course contre les défis du destin et de l’histoire

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 26 novembre 2020

Regarder les informations sur et depuis l’Arménie est devenu une véritable source de traumatisme pour tous les Arméniens du monde. L’Arménie, en tant que nation, a perdu une parcelle de terre historique au Karabagh, tandis que de nombreuses familles ont perdu leurs jeunes fils et filles, dont beaucoup étaient âgés entre 19 et 22 ans.

Le président russe Vladimir Poutine a estimé le nombre de victimes en Arménie à 4 000, et plusieurs milliers de blessés.

Le Comité international de la Croix-Rouge est chargé de superviser les échanges de prisonniers de guerre et le retour des morts, mais la partie azerbaïdjanaise interfère dans sa mission, très probablement pour cacher les crimes de guerre commis par Bakou durant les hostilités. De nombreux soldats azerbaïdjanais ont fièrement posté des vidéos dans lesquelles ils tuent des soldats arméniens à bout portant ou mutilent leurs corps. Le président russe Vladimir Poutine a lui-même évoqué des mutilations, en plus des décès causés par le phosphore et les bombes à fragmentation utilisées contre des civils pendant la guerre. Le document honteux mettant fin à la guerre signé le 9 novembre par Poutine, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian et le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a, naturellement, déclenché une crise politique en Arménie, aggravée par la fureur d’une pandémie incontrôlable.

Ce n’est pas un hasard si la première agression azerbaïdjanaise a eu lieu lors du tremblement de terre de Goumri, ayant fait 25 000 victimes et dévasté la ville. La guerre actuelle a eu lieu lors d’une autre catastrophe naturelle, la pandémie de COVID-19. L’Arménie et l’Artzakh étant affaiblis par cette pandémie, la réponse aux attaques de l’Azerbaïdjan ont été plus faibles.

Le désespoir causé par la défaite et le nombre effarant de jeunes vies perdues ont rendu difficile le rétablissement de l’Arménie. Même si le patriote le plus intransigeant envisage de quitter la patrie, cela sera compris, sinon justifié. Les débats, rassemblements et discussions serviront de catharsis à la population avant, espérons-le, de dessiner une voie vers la guérison.

Mais avant que les efforts de redressement ne commencent, une tête froide doit prévaloir afin de sauver ce qui est récupérable de la déclaration de paix rédigée de manière aléatoire.

La doctrine militaire d’occupation de sept régions autour du Karabagh comme tampon de sécurité s’avère fausse dans la nouvelle configuration des forces dans la région, en particulier avec la participation active de l’armée turque. Non seulement ces sept régions ont été cédées à la suite de l’accord signé, mais le destin du Karabagh est lui-même en question alors que la souveraineté d’un segment du territoire arménien dans le sud, à savoir la construction d’une route reliant Bakou au Nakhitchevan, est compromise.

Incidemment, la route vers l’enclave du Nakhitchevan a été proposée pour la première fois par l’apologiste azerbaïdjanais et ancien agent de la CIA, Paul Goble. À l’époque, l’idée avait été considérée comme scandaleuse, même si l’accord était proposé en termes d’échange de terres entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’Arménie gagnant le Karabagh en échange d’un accès azerbaïdjanais à travers le territoire arménien.

Avec l’accord actuel, l’Azerbaïdjan refuse même de discuter du statut du Karabagh. Paul Goble lui-même est sorti de l’ombre pour publier un article dans le numéro du 24 novembre d’Eurasia Review, saluant avec joie la victoire de l’Azerbaïdjan et discutant de la question même du statut: « Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a clairement indiqué que tout statut spécial pour le Nagorny-Karabagh est inacceptable, une position massivement soutenue non seulement par plus de 90% de la population azerbaïdjanaise de souche, mais aussi par divers autres groupes ethniques. »

Ensuite, M. Goble a tendu la main à certains membres des groupes ethniques, à savoir les Lezgis, les Avars, les Tsakhours, les Talishs, les Kynalygs et les Kurdes pour conclure: « Comment les Arméniens du Karabagh, qui se sont massivement battus aux côtés de l’Arménie pour la désintégration de l’Azerbaïdjan, recevraient des droits spéciaux ? »

Pour parvenir à cette conclusion, M. Goble s’est appuyé sur l’ignorance potentielle de ses lecteurs qui ne savaient peut-être pas que nombre de chefs de ces groupes ethniques croupissaient dans les prisons d’Aliev et se voyaient refuser le droit de faire une telle déclaration.

Maintenant que la Russie encourage les Arméniens à retourner au Karabagh, la question de la détermination du futur statut de l’enclave devient encore plus pressante. Après tout, l’accord actuel est uniquement de cinq ans. Il est évident que Bakou sera la première partie à mettre fin au stationnement des forces russes avant l’expiration des termes de l’accord de paix. Et ce sera à l’instigation de la partie turque, qui participe également au programme de maintien de la paix, malgré les démentis de Moscou. Le président Poutine, dans son long entretien du 17 novembre, a évoqué la question de la participation de la Turquie en déclarant: « Quant à la mission de maintien de la paix, il est vrai que l’Azerbaïdjan et la Turquie insistent sur la possibilité d’une implication turque dans les opérations de maintien de la paix. Je crois que j’ai finalement réussi à convaincre nos collègues azerbaïdjanais que nous ne devrions pas créer de conditions ou de motifs pour saper nos accords, ce qui pourrait inciter les parties à prendre des mesures ou des actions extrêmes. Je fais référence à l’héritage amer du passé, aux événements tragiques et sanglants qui ont eu lieu durant la Première Guerre mondiale, le génocide. »

Comme on peut le voir, Poutine a reconnu le pouvoir politique de la question du génocide et il l’a mis à profit dans sa diplomatie, alors que l’Arménie a souvent échoué dans son discours diplomatique.

Cependant, génocide ou pas génocide, le président Erdogan a déjà introduit ses forces armées en Azerbaïdjan, en plus de sa concentration de troupes à la frontière arménienne près d’Igdir. En extrapolant le comportement antérieur de la Russie en Syrie et en Libye contre l’affirmation de la Turquie, nous pouvons supposer que Moscou finira par accepter les demandes turques.

Moscou a expédié une aide humanitaire massive au Karabagh pour inciter la population arménienne à rentrer chez elle. Cependant, les garanties temporaires ne seront pas suffisantes pour gagner la confiance des Arméniens du Karabagh.

Au cours de toutes les négociations précédentes, lorsque des accords globaux ou des solutions étape par étape ont été mis sur la table, l’Azerbaïdjan a toujours relégué la détermination de la question du statut à un point indéterminé dans le futur, tandis que l’Arménie en a donné la priorité, consciente que l’Azerbaïdjan relèguera à plus tard la question du statut une fois ses objectifs atteints.

Poutine et Lavrov ont tous deux déclaré que la question du statut n’était pas encore réglée et qu’elle pourrait être abordée lorsque des relations normales entre les deux adversaires seraient rétablies. C’est certainement une longue route.

La Russie s’est empressée de faire signer cet accord en dehors du cadre de l’OSCE, qui suggérait aux forces scandinaves d’exercer des fonctions de maintien de la paix. La Russie a perdu son poste d’écoute de Gabala en Azerbaïdjan il y a environ huit ans et il s’agit là de son retour en force.

L’Occident ne restera pas les bras croisés face au renforcement de la position de Moscou dans le Caucase du Sud, après s’être stationné en Arménie et en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et maintenant en Azerbaïdjan. Il réagira de deux manières: d’une part, en encourageant la Turquie à affronter la Russie, et d’autre part, en réactivant le processus du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) où la France et les États-Unis peuvent avoir leur mot à dire en tant que coprésidents. La première méthode est contraire aux intérêts arméniens, tandis que la seconde doit être saluée par Erévan, en particulier lorsque M. Lavrov a indiqué que l’accord de paix n’était qu’un document qui devrait être finalisé par des négociations du Groupe de Minsk.

Nous devons nous rappeler que les négociations de l’OSCE reposaient sur trois principes: le non-recours à la force pour régler la crise, l’intégrité territoriale et l’autodétermination.

L’Azerbaïdjan a violé le premier principe en lançant une attaque militaire. Il a atteint sa soi-disant intégrité territoriale et refuse de considérer le troisième principe. Le président Macron et la France se sont montrés plus fermes, envisageant même d’inscrire la reconnaissance de l’indépendance du Karabagh à l’ordre du jour de son Sénat. Les États-Unis survivent au dernier épisode de leur cirque électoral et pourraient donc essayer de rattraper le reste. Une fois les coprésidents réunis, ils se rendront compte que leurs deux principes ont été respectés, contrairement à leur volonté. Par conséquent, ils devront se concentrer sur le dernier principe, celui de l’autodétermination.

L’Arménie a douloureusement perdu cette guerre mais le grand gagnant n’est pas l’Azerbaïdjan. Le premier gagnant est la Russie, qui a introduit son armée en Azerbaïdjan, bien que temporairement. L’autre vainqueur est la Turquie, qui se trouve en force en Azerbaïdjan. Et il y a un troisième vainqueur: Israël. Tous les appels consciencieux des intellectuels israéliens et des militants des droits humains ont été rejetés par les intérêts de la realpolitik. Israël a non seulement escroqué l’Azerbaïdjan en lui vendant pour 5 milliards de dollars de matériel militaire, mais il a également obtenu un accès plus large au territoire iranien avec le retrait des forces arméniennes au Karabagh. Il peut désormais étendre ses activités de surveillance et ses plans de frappe préventive avec plus de commodité. Nous pouvons voir les objectifs militaires israéliens et turcs converger, tandis que d’Erdogan jaillit une rhétorique vide défendant la cause palestinienne.

Lorsque la poussière retombera et que le public azerbaïdjanais apprendra ses véritables pertes de guerre, le statut arrogant d’Aliev s’évaporera, ils découvriront également que les forces russes sont là et que la Turquie a réduit l’Azerbaïdjan au même statut de régime fantoche que dans le nord de Chypre, comme le décrit Michael Rubin dans un article récent du magazine National Interest.

Avec les ambitions ottomanes de la Turquie et le contrôle par la Russie de son « proche étranger », les turbulences dans la région ne s’atténueront pas de sitôt. L’Arménie ne peut pas survivre et ne survivra pas, à moins qu’elle n’accède à une super arme ou à une dissuasion nucléaire. On pense qu’Israël a mené clandestinement ses essais nucléaires en Afrique du Sud. Le Pakistan a acheté des plans pour son arsenal nucléaire à la Corée du Nord. L’Arménie ne peut agir en citoyen le plus honnête de la communauté mondiale alors que son existence même est en jeu. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.