Les défis de survie de l’Arménie dans une nouvelle configuration géostratégique

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 7 janvier 2021

La guerre du Karabagh est derrière nous, mais la paix officielle ne l’est certainement pas. Alors que l’Arménie attend le retour des prisonniers de guerre d’Azerbaïdjan et enterre ses morts, la situation dans et autour du pays demeure instable. L’Azerbaïdjan a pris en charge tous les territoires selon la déclaration du 9 novembre mais le processus de démarcation et de délimitation est encore en cours. Les cartes géographiques sont en jeu et les villages frontaliers perdus sont toujours en territoire arménien.

L’impact de la guerre a été si dévastatrice qu’elle a laissé les gens et les organismes gouvernementaux seuls à contrôler la situation et dans le chaos.

L’Arménie risque de perdre encore plus de territoire et de subir de nouvelles défaites diplomatiques avant que la paix ne soit rétablie.

Le défi auquel l’Arménie est confrontée ne se limite pas à la perte du Karabagh et au grand nombre de victimes; c’est son adaptation et sa survie dans cette nouvelle configuration géostratégique créée à la suite de la guerre.

La présence et l’influence de la Turquie se sont accrues de façon exponentielle dans la région et l’Arménie doit faire face à l’auteur impénitent du génocide à sa porte.

Comme si la présence militaire de la Turquie en Azerbaïdjan et au Nakhitchevan ne suffisait pas, Ankara a des projets plus ambitieux dans la région et au-delà. Tous ces plans impactent directement ou indirectement, le sort de l’Arménie. Ces plans peuvent se développer dans trois directions différentes:

  1. L’intégration des régions périphériques au territoire turc ;
  2. Le plan pantouranien qui s’étend à travers l’Asie centrale, défiant les zones d’influence russe et chinoise dans la région ;
  3. Un coup contre la Russie en coopération avec l’Ukraine portant sur le Donbass et la Crimée.
  4. La Turquie a déjà des bases militaires dans les pays suivants, l’Albanie, l’Azerbaïdjan, l’Irak, la Libye, le Qatar, la Syrie, la Somalie et Chypre du Nord.

Le Président Recep Tayyip Erdogan de Turquie ne cache plus son désir d’incorporer dans une certaine forme d’union fédérale Chypre du Nord, des régions nord de la Syrie, une partie du territoire kurde d’Irak, le Nakhitchevan, le sud de l’Arménie, une partie de la Géorgie, très probablement l’Adjarie, territoires revendiqué par la Turquie dans le Traité de Kars de 1921, et l’ensemble du territoire de l’Azerbaïdjan, dont le chef Ilham Aliev, a été dupé par la formulation « d’une nation, deux États », alors qu’en réalité, c’est devenu « une nation, un État ».

Le Président Erdogan s’est également plaint des clauses restrictives du Traité de Lausanne, qui a créé une république sur les ruines de l’Empire ottoman. Sans l’aide de Lénine à Atatürk, les forces grecques d’Eleftherios Kyriakou Venizelos auraient déjà occupé Smyrne, les Arméniens seraient retournés en Cilicie et les territoires prescrits par le traité de Sèvres de 1920 auraient été donnés aux Arméniens et aux Kurdes, et le les Turcs seraient devenus une minorité en Asie Mineure.

Et pourtant, le président Erdogan veut changer les termes du traité de Lausanne, qui a donné les îles du littoral turc à la Grèce.

  1. Alors que la Turquie élabore ses plans d’expansion, empiétant sur les territoires des pays voisins, personne n’évoque le principe de l’intégrité territoriale de ces nations. Cette question n’a pas non plus été soulevée lorsque le président Trump a accordé le plateau du Golan syrien à Israël.

Il semble que ce principe ne s’applique qu’au Karabagh. En fait, cela ne s’applique qu’aux pays riches.

Soit dit en passant, les Arméniens devraient continuer à contester le cas du Karabagh, car ce que l’Azerbaïdjan a fait en 1989 en annexant l’oblast autonome du Haut-Karabagh à son territoire a été une action illégale. Parce que le peuple arménien du Karabagh a tenu un référendum et a fait sécession de l’Union soviétique, tout comme le Timor oriental, le Kosovo, l’Ukraine, le Sud-Soudan et d’autres, de leurs pays d’origine.

Le Président Erdogan a, à un moment donné, exprimé ses ambitions de transformer la Turquie en califat du monde musulman. Mais il s’est ensuite heurté à un problème au niveau national et international, car le chef du Parti nationaliste turc Develt Bahçeli l’a qualifié de « menace vivante la plus dangereuse pour les Turcs ».

Il a depuis formé une coalition avec Bahçeli et les Loups gris et a maintenant changé de ton pour prendre la direction des nations turques. Sur le plan international, la Turquie a été mise au défi par l’Arabie saoudite et l’Égypte pour le leadership du monde sunnite. Cette fois-ci, le plan du président Erdogan est de construire un empire turc composé de 300 millions de personnes.

Une conférence des peuples turcophones a eu lieu l’an dernier à Bakou. M. Erdogan y a formulé son plan : « En dépit du fait que nous sommes deux états, nous croyons que nous sommes les enfants d’une nation. Mais aujourd’hui, élargissant nos perspectives, nous disons que nous sommes six États mais une seule nation. »

Ces nations sont l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Kirghizie, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, dirigées par la Turquie.

La Tchétchénie et l’Azerbaïdjan iranien ne sont pas mentionnés afin de ne pas contrarier la Russie et l’Iran.

Cet empire qui a été le rêve d’Enver Pacha, ne s’est pas concrétisé parce que la nouvelle puissance soviétique en plein essor a anéanti ses plans. Il a été tué à Boukhara par un Arménien, Hagop Melkoumian.

Il n’est pas étonnant que M. Erdogan ait mentionné Enver, membre du triumvirat ittihadiste qui a planifié et exécuté le Génocide arménien. Erdogan y a fait référence lors de la parade de la victoire Bakou après avoir battu l’Arménie et contenait un double sens: que les héritiers du meurtrier des Arméniens était vivant et que les Turcs s’unissent pour réaliser les rêves non réalisés d’Enver Pacha.

  1. Depuis que la Crimée a organisé un référendum en 2014 pour se joindre à la Russie, l’expression de la population de la région est considérée comme illégale par l’Occident et la Turquie s’est joint au chœur des nations en colère. Le président Erdogan a répété à plusieurs reprises que la Turquie ne reconnaissait pas « l’annexion » de la Crimée par la Russie. L’ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie, Ahmet Davutoglu, a ajouté que la Turquie soutiendrait les Tatars de Crimée.

Historiquement, les Tatars de Crimée ont vécu dans une région autonome de l’empire ottoman durant six siècles. Mais la péninsule a changé de mains à plusieurs reprises pendant les guerres de Crimée entre la Turquie et la Russie. Pendant la période soviétique, la Crimée est devenue un oblast autonome de Russie. En 1954, Nikita Khrouchtchev, le chef de l’Union soviétique (d’origine ukrainienne) a offert la région à l’Ukraine.

Aujourd’hui, la population totale de Crimée est de 2,3 millions, dont 65% sont des Russes, 15% Ukrainiens et 12% Tatars. Quelle que soient les conditions, les résultats du référendum étaient prévisibles.

La semaine dernière, un accord militaire a été signé entre l’Ukraine et la Turquie. Le gouvernement de Kiev a décidé d’acheter des drones turcs comme alternative aux armements défensifs russes, à la lumière des performances supérieures sur les champs de bataille de Syrie, de Libye et du Karabagh. On pense que l’Ukraine envahira le Donbass, contrôlé par les forces pro-russes. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé que « la restauration de la souveraineté ukrainienne est l’un des objectifs de notre politique étrangère ».

Un jour après l’annonce de Zelensky, les ministres turcs des Affaires étrangères Mevlüt Çavusoglu et de la Défense Hulusi Akar sont arrivés à Kiev. Une fois de plus, il s’agit là d’une répétition des chorégraphies guerrières en Syrie, en Libye et au Karabagh.

La Turquie réglera ses comptes avec la Russie, mais cette aventure sera très appréciée au siège de l’OTAN à Bruxelles, où l’adhésion de l’Ukraine est prévue.

Sur tous les fronts où les forces turques et russes s’affrontent, Moscou cède, cherchant une sorte d’accommodement. Dans ce cas, la Russie donnera le Donbass afin de légitimer son contrôle sur la Crimée.

Les Arméniens placent depuis plus d’un siècle leurs espoirs dans la protection de la Russie. Mais la politique récente de Moscou est source de préoccupation. La puissance de la Russie peut être contestée par les forces turques et elle est sur la défensive. L’une des raisons pour lesquelles la Russie a maintenu une position neutre dans la guerre du Karabagh est la réticence de Moscou à engager les forces turques pour sauver l’Arménie. L’autre raison est que Moscou a décidé d’enseigner une leçon aux dirigeants ineptes de l’Arménie pour sa position anti-russe depuis deux ans.

Par conséquent, si elle ne compte pas sur la Russie, que devrait faire l’Arménie ? Elle doit d’abord renforcer ses forces défensives et développer des alliances. Les armes laser que la Turquie a utilisé pour pulvériser le matériel militaire arménien auraient pu être contrées, car les Arméniens sont bien plus avancés en termes de technologie laser depuis 30 ans. Sachant que les ennemis attendaient une occasion de frapper, pourquoi le gouvernement arménien n’a-t-il pas utilisé la richesse des connaissances à sa disposition ?

La puissance grandissante de la Turquie, tant dans la région qu’au-delà, pose un défi existentiel pour la survie même de l’Arménie. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.