L’Arménie entre deuxième génocide et soulagement

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 22 avril 2021

En prévision d’une publicité défavorable envers la Turquie, son gouvernement s’est donné beaucoup de mal, chaque année, à la veille du 24 avril, pour adoucir son image face au monde.

Rappelons que le 24 avril 2015 – date du centenaire du génocide arménien – le gouvernement turc a célébré le centenaire de la campagne de Gallipoli, une victoire douteuse contre les Alliés attribuée à Mustapha Kemal par les généraux allemands au cours de la Première Guerre mondiale.

Nous souhaitons que les efforts de la Turquie ne lui aient pas concédé de dividendes, mais la vérité est différente. Compte tenu de la stature politique de la Turquie sur la scène internationale, de nombreux centres de pouvoir la soutiennent, quelles que soient les implications morales de ce choix.

Cette année n’est pas différente, en particulier à la lumière des développements politiques de l’administration américaine face à Ankara et le président Joseph Biden peut utiliser le terme magique « génocide » dans le commentaire traditionnel des États-Unis à cette date anniversaire.

En effet, le bureau présidentiel turc a organisé un symposium le 20 avril pour discuter de la question dans trois panels différents. Parmi les participants du premier panel se trouvait le conseiller du président Erdogan, Seyit Sertçelik, un négationniste du génocide.

Bien sûr, le but de ces trois groupes est de ne pas reconnaitre la vérité sur le génocide, parce que le monopole de la vérité repose sur le président Erdogan, qui met au défi les Arméniens à trouver « un seul document » pour prouver que la Turquie a réellement commis un génocide. Par conséquent, ce qui reste à faire aux panélistes est de fabriquer des faits historiques pour justifier la vérité historique de M. Erdogan.

En plus de ces singeries, la Turquie a investi dans d’autres ressources pour empêcher la reconnaissance par le président américain à travers des groupes de pression coûteux et une inlassable campagne médiatique.

L’une des raisons de la hâte de la Turquie est de continuer à recevoir les services de groupes de pression israéliens aux États-Unis, groupes qui ont toujours soutenu la Turquie pour éviter toute reconnaissance par le gouvernement américains.

Étant donné que la question a des conséquences fondamentales pour la Turquie, nous ne devrions nous surprendre si Ankara propose une offre ou une concession séduisante de dernière minute à Washington que l’administration ne pourra se permettre de refuser. Nous devons croiser les doigts tout en demeurant réalistes.

En plus de ses outils traditionnels, la Turquie a recouru cette année à une nouvelle mesure, celle de menacer l’Arménie d’un nouveau génocide.

Les actions de la Turquie dans la récente guerre du Karabagh, sa concentration continue de troupes à la frontière arménienne et sa demande d’une parcelle du territoire de l’Arménie – Syunik – tendent à mener vers un nouveau génocide. En guise de récompense pour lever le blocus de l’Arménie, Ankara demande l’absolution pour le génocide.

L’an dernier à Bakou, l’invocation par Erdogan d’Enver Pacha, un membre du triumvirat qui a planifié et exécuté le génocide arménien, a marqué le point culminant des menaces qu’Ankara dirige régulièrement contre l’Arménie. Faire l’éloge du boucher originel tout en se réjouissant d’avoir remporté une guerre d’agression contre les Arméniens relie les points historiques de l’Empire ottoman à la République turque et à son petit frère, la République d’Azerbaïdjan.

Erdogan n’est pas le seul dirigeant turc à avoir menacé l’Arménie, même il est peut-être le plus audacieux. Dans le passé, de nombreux autres dirigeants turcs ont menacé l’Arménie et les Arméniens sous une forme ou une autre.

En 1992, pendant la première guerre du Karabagh, Turgut Ozel, alors Premier ministre turc, a suggéré une guerre éclair à la chypriote contre l’Arménie. À d’autres occasions, il a posé une question rhétorique: « Et si nous larguions une bombe sur Erévan durant l’un de nos jeux de guerre ? »

Dans une référence indirecte, Ozel a mis en garde les Arméniens leur demandant si 1915 n’avait pas était une assez bonne leçon ! Encore et encore, la Turquie pratique une logique détournée de « nous n’avons commis aucun génocide » tout en ajoutant « ils auraient dû en tirer la leçon ».

Le président Suleyman Demirel a qualifié l’Arménie d ‘« épine » dans sa position géographique entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. En 1993, l’ancien président Bulent Ecevit a suggéré le tristement célèbre échange de terres de Meghri contre le couloir de Lachine, alors préconisé par son compère de la CIA Paul Goble.

Un autre aveu a été fait à Bruxelles en marge d’une réunion de l’OTAN par l’ancien chef d’état-major des forces armées turques, le général Ilker Basbug. Il avait glorifié son pays en posant ouvertement la question rhétorique de savoir si la Turquie aurait pu bénéficier d’un tel État unifié « si nous n’avions pas expulsé les Grecs et les Arméniens de Turquie ».

Il ne suffisait pas que la Turquie prenne le contrôle de l’Arménie historique, expulsant et tuant son peuple, ses dirigeants poursuivent leur politique haineuse de menaces et maintenant de génocide.

Le porte-parole du Président Erdogan, Ibrahim Kalin, avait tenté de convaincre le conseiller du président Biden à la sécurité nationale, Jake Sullivan, que puisque le terme génocide n’existait pas en 1915, l’acte ne pouvait donc pas exister. Cependant, même à cette époque, l’Ambassadeur des États-Unis Henry Morgenthau, un témoin des événements, s’était rapproché de la définition face aux actions du gouvernement turc. En effet, en juillet 1915, Morgenthau avait câblé à Washington qu’un « meurtre racial » était en cours – « une tentative systématique de déraciner les populations pacifiques d’Arméniens et de ne leur porter que destruction et misère ».

  1. Kalin avait également fait valoir qu’il n’y avait pas eu de verdict de justice dans l’affaire arménienne. Winston Churchill a écrit: « la liquidation de la race en Asie Mineure a été aussi complète que cet acte, sur une échelle si grande, aurait bien pu l’être. … Il n’y a aucun doute raisonnable que ce crime a été planifié et exécuté pour des raisons politiques. La possibilité s’est présentée de débarrasser le sol turc d’une race chrétienne … » (Winston Churchill La crise mondiale (vol. 5)).

Abordant succinctement la question du verdict du tribunal, le défunt éminent spécialiste du génocide, le Dr Vahakn Dadrian, a écrit : « L’acte d’accusation et le verdict clé du Tribunal… ont été publiés dans le journal officiel du gouvernement ottoman, le Takvimi Vekayi, numéros 3540 et 3604, respectivement. Il faut souligner ici que tous les verdicts de ce tribunal militaire étaient exactement comme dans le cas du tribunal de Nuremberg, presque entièrement fondés sur des documents officiels turcs.

Compte tenu des accablant documents juridiques et historiques, le gouvernement négationniste turc ne peut qu’exhiber des menaces et des distorsions. Le refuge de la Turquie dans ces manœuvres indique l’énormité des conséquences de la reconnaissance du génocide par la communauté internationale. La plupart des analystes et hommes d’État du ghetto politique arménien sous-estiment l’importance de cette reconnaissance et le danger que le pays ne tombe dans le piège turc et sape la valeur historique et politique de l’argumentaire pour des gains économiques à court terme.

Dire qu’il n’y a pas de morale en politique n’est pas nouveau. Tout gouvernement osera reconnaître le génocide arménien que si le chapeau de la reconnaissance coïncide avec ses propres intérêts. C’est pourquoi pas plus de 30 pays ont reconnu notre génocide. Au fil du temps, nous avons vu le gouvernement israélien utiliser la question du génocide à ses propres fins politiques. Chaque fois que le gouvernement a l’intention d’extraire une concession de la Turquie, les médias commencent à rapporter que l’un des sous-comités de la Knesset israélienne examine la question. Les Arméniens sont excités et les Turcs sont alarmés, mais Ankara tend en quelque sorte vers le gouvernement israélien et la question n’a jamais eu droit à un vote complet à la Knesset. C’est le jeu politique traditionnel et nous ne devons pas être désappointés.

Le New York Times, qui avait publié 145 articles et commentaires en 1915 sur le génocide, a fait la morale lorsque la Chambre des représentants et le Sénat ont ensuite voté en 2019 la reconnaissance du génocide arménien. Nous reconnaissons tous la politique de fond qui a permis au pouvoir législatif du gouvernement américain d’adopter les résolutions appropriées.

Le Times a écrit, à la suite de l’adoption de la résolution: « La Chambre des représentants a fait ce qu’il fallait la semaine dernière, mais on ne lui attribue aucun mérite pour son courage. Les législateurs n’ont agi que parce que l’opposition à la Turquie est soudainement devenue populaire. Sa récente invasion de la Syrie kurde a provoqué un patronage bipartisan à Washington. … Les victimes de 1915 méritent mieux que d’être commémorées simplement comme une réprimande symbolique au régime du président Recep Tayyip Erdogan. »

Bien que faire correspondre une colère législative à la résolution sur le génocide est le cours naturel de la politique, Erdogan mérite de toute façon le châtiment, parce qu’il utilise depuis si longtemps la couverture de l’OTAN et le patronage des États-Unis pour se livrer à des aventures égocentriques dans le monde entier. Voilà pourquoi, en plus de l’adoption de la résolution, des sanctions ont été utilisées pour contenir les actions turques.

La reconnaissance par le président Biden du génocide arménien ne pouvait pas arriver à un meilleur moment. La tristesse et la ruine marquent l’ambiance en Arménie après la guerre de 44 jours. Les restes des 5 000 soldats morts sont progressivement rapatriés. Le traumatisme de la défaite est accablant et la désillusion à l’égard de l’alliée stratégique de l’Arménie, la Russie, est à un niveau record.

La reconnaissance de Biden complétera les actions entreprises par la branche législative du gouvernement américain. Elle tracera également des lignes rouges autour de la Turquie, qui menace ouvertement les frontières de l’Arménie.

Elle servira de lueur d’espoir en cette heure plus sombre de l’histoire de l’Arménie. Elle se traduira par une délivrance qui émancipera les Arméniens de ce traumatisme historique partout dans le monde. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.