L’Arménie entre le courage de Biden et la fureur d’Erdogan

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 29 avril 2021

Le suspense est terminé. Depuis que le président Ronald Reagan a évoqué indirectement le génocide arménien en 1981, la communauté arménienne des États-Unis est passé par des montagnes russes d’espoir à chaque élection présidentielle à la déception de chaque 24 avril.

Pour le peuple arménien, le génocide c’est le sang de ses 1,5 million d’êtres humains; c’est la perte d’une patrie ancestrale et la profanation du patrimoine culturel. Pourtant, pour les politiciens, ce n’est rien de plus qu’un football politique. C’est pourquoi ils oublient ou renoncent à leurs promesses si facilement, si aisément, tout en parlant de questions primordiales.

Donald Trump a été, peut-être, le seul candidat à la présidence à n’avoir promis aucune reconnaissance et n’a rien livré non plus. Mais sa Maison Blanche a répondu avec diligence aux actions de la Chambre des représentants des États-Unis et du Sénat, qui ont adopté des résolutions écrasantes reconnaissant le génocide arménien. En effet, le porte-parole de la Maison Blanche, après l’adoption en 2019 de la résolution du Congrès, a annoncé que le président n’avait pas changé d’avis sur la question.

La reconnaissance du génocide arménien par la communauté internationale a été un énorme défi, alors qu’elle a parcouru un chemin tortueux dans les couloirs du pouvoir des États-Unis. Bien que le gouvernement américain ait reconnu le génocide arménien en 1948 lors de la signature de la Convention des Nations Unies sur le génocide (il a pourtant fallu plus de 40 ans avant de la ratifier), ces dernières années, il était devenu un mot tabou dans le lexique politique américain se retenant toujours de ne pas offenser la Turquie, alliée de l’OTAN.

Cette dernière a réussi à devenir un pays si puissant qu’elle peut survivre en toute impunité et bâillonner les plus grandes puissances du monde, les obligeant à garder le silence sur la question du génocide arménien.

Les Arméniens étaient les plus optimistes sous la présidence d’Obama, car son engagement a été révélé à la communauté arménienne par l’intermédiaire de Samantha Power, la plus fervente défenseure des droits universels de l’homme et la mieux informée sur la question du génocide, en particulier comme écrit dans son livre, A Problem from Hell: America in the Age of Genocide.

En toute honnêteté, la déclaration commémorative du président Obama était la plus descriptive de tous les présidents américains, tout en faisant preuve d’un courage exceptionnel en exhortant le gouvernement turc à tenir compte de son passé, déclaration prononcée dans un discours devant le Parlement turc à Ankara.

Samantha Power s’est par la suite excusée auprès de la communauté arménienne furieuse et a récemment publié une déclaration diffusée dans les médias, révélant une conversation lors de la cérémonie à la cathédrale nationale durant le centenaire du génocide arménien. Le vice-président Biden a alors confié qu’il aurait reconnu le génocide s’il avait été en mesure de le faire. Aujourd’hui, Mme Power est de retour au pouvoir en tant que chef de l’USAID, et elle s’est peut-être absoute en rédigeant la déclaration historique du président Biden.

Maintenant que le mot magique est enfin sorti, de nombreux partis, groupes et secteurs officiels réclament leur part de gloire.

En Arménie, la responsabilité de la récente défaite a été lancée comme un ballon de football d’un leadeur vers un autre, alors que tous revendiquent le mérite de la déclaration de Biden.

Le Premier ministre Nikol Pachinian insiste sur le fait que les États-Unis ont finalement reconnu le génocide arménien durant son administration. Nous souhaitons qu’il y ait une réelle connexion. Nous avions été très critiques envers le gouvernement arménien pour son apathie à prendre position et à lancer un appel officiel au président américain pour qu’il utilise enfin le mot en « G », face au gouvernement Recep Tayyip Erdogan qui avait mobilisé toutes ses ressources pour forcer le président Biden à changer d’idée.

En effet, la même semaine, avant la proclamation, le président Erdogan a tenu un forum tumultueux invitant de nombreux universitaires de différents pays à ne pas qualifier les massacres de génocide. Suite à ce forum, le président Erdogan a présidé une session gouvernementale avec le même objectif.

Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu et le porte-parole du président Ibrahim Kalin, ainsi qu’Erdogan lui-même, ont fait des remarques menaçantes selon lesquelles la déclaration de Biden créerait des problèmes dans les relations turco-américaines et détériorerait également les relations entre la Turquie et l’Arménie, qui, en fait, n’existe pas.

Après la proclamation, les mêmes sources ont déclaré que l’acte de Biden ne faisait aucune différence pour la Turquie. La simple question de bon sens serait: si cela ne fait aucune différence, pourquoi toute cette agitation?

En ce qui concerne le gouvernement arménien, il n’y a pas eu d’initiatives proportionnées pour contrer la Turquie. Au contraire, de nombreux responsables gouvernementaux refusent de qualifier publiquement la Turquie d’ennemi tandis que d’autres sous-estiment son importance pour l’Arménie et le cas arménien, à l’exception des réactions tardives du ministre des Affaires étrangères Ara Ayvazian et de l’ambassadeur aux États-Unis, Varoujan Nersesian.

La raison pour laquelle le 46e président des États-Unis a défini les événements qui s’étaient produits contre notre peuple comme un génocide, plutôt qu’un massacre, était que toutes les étoiles étaient correctement alignées.

En premier lieu, la détérioration des relations turco-américaines s’est avérée être l’un des facteurs déterminants. Depuis la fondation de l’OTAN, les relations américano-turques ont connu des flux et des reflux. Maintenant, elles sont à un niveau de crise car la Turquie a trop souvent pris les États-Unis et l’OTAN pour acquis. Elle a utilisé la couverture de l’OTAN pour poursuivre son propre programme nationaliste et touranique, croyant toujours que l’invocation de l’article 5 de la charte de l’OTAN effraierait toute réaction sérieuse si elle pénètre dans les eaux profondes et est attaquée tout en poursuivant son programme. Les singeries d’Erdogan au Moyen-Orient ont été trop transparentes pour être ignorées à jamais par l’administration américaine.

Deuxièmement, le président Biden voulait dire ce qu’il a dit, soit que les droits de l’homme comptent pour lui et pour l’Amérique. En tant que candidat, il avait ouvertement préconisé de courtiser l’opposition turque, mais le président Erdogan a pris cela comme une rhétorique politique et a continué ses violations des droits humains en Turquie. La proclamation de Biden envoie plus qu’un message à la Turquie. En plus de revenir sur les pages sombres de son histoire, il tient la Turquie pour responsable de refuser de se conformer aux normes de l’OTAN et de l’Union européenne. Nous croyons fortement qu’il trace également une ligne rouge contre la position menaçante de la Turquie le long des frontières de l’Arménie.

Enfin, il exprime le mécontentement américain face aux accords politiques hâtifs entre la Russie et la Turquie, contournant le groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), surtout comme elles l’ont fait durant la guerre arméno-azerbaïdjanaise. Biden a déclaré, en substance, « l’Amérique est de retour ».

La formidable campagne que la communauté arméno-américaine a organisée à travers ses organes de presse, ses groupes de pression, ses partis politiques et d’éminents dirigeants et célébrités a certainement aidé sur ce point.

Malheureusement, un moindre crédit devrait être attribué au gouvernement arménien, malgré l’excuse du COVID et une guerre dévastatrice.

Tatoul Hagopian, journaliste et universitaire, a publié une chronologie des relations arméno-turques, décrivant les épreuves et les tribulations autour de la question de la reconnaissance du génocide au cours des 30 dernières années.

Les documents qui y sont présentés ne limitent pas le blâme de l’inaction uniquement à l’administration actuelle en Arménie; nous pouvons voir que la diplomatie habile de la Turquie a trompé les dirigeants arméniens à plusieurs reprises.

Les Turcs ont gouverné un empire pendant plus de six siècles, menant une diplomatie avec les empires européen, russe et perse. Cette expérience filtre jusqu’à l’époque actuelle.

Nous découvrons dans ces documents que le président Levon Ter-Petrosian a résisté à l’incorporation de la question du génocide dans la première constitution, puis a cédé face à de fortes pressions pour l’inclure. Le président Robert Kotcharian a toujours été prêt à échanger la question du génocide contre la levée du blocus de l’Arménie. Le plus accablant est le clip vidéo qui circule actuellement sur les réseaux sociaux où le président Biden répond à un jeune arménien lors d’un rassemblement: « Les Turcs doivent se rendre compte de la réalité. Et ce que nous devons faire est ceci. Le compromis qui est en cours, nous avons travaillé pendant un certain temps. Le président arménien [la référence est faite à Serge Sargissian] m’a appelé et m’a dit: « Écoutez, ne forcez pas cette question maintenant pendant que nous sommes en négociations. C’est le passé en ce moment, donc de toute façon, c’est un… [pas clair]. La réalité a un moyen de s’immiscer, d’accord ? »

Même si ce clip vidéo s’avère être faux, son contenu est conforme aux actions et politiques de Sargissian au cours de son mandat.

En 2005, des négociations secrètes étaient menées entre l’Arménie et la Turquie. Cela a finalement conduit aux Protocoles de Zurich en 2009, qui comprenaient également la formation d’un groupe conjoint d’universitaires pour parvenir à une conclusion sur les événements. Le président Sargissian a mordu à l’appât turc. Ter-Petrosian s’est catégoriquement opposé à la formation de ce panel parce que cela impliquerait intrinsèquement que les Arméniens mettent en doute la véracité du génocide.

En réponse à la proclamation de Biden, les dirigeants turcs se sont exprimés avec virulence et fureur. Ibrahim Kalin a déclaré que la Turquie répondrait au moment de son choix, d’une manière qu’elle jugerait appropriée. Fait intéressant, la Turquie n’a pas rappelé son ambassadeur aux États-Unis, ce qui indique qu’à l’heure actuelle, la Turquie a besoin de l’Amérique plutôt que l’inverse. Au lieu de cela, elle vient de convoquer l’ambassadeur américain en Turquie pour une réprimande sévère.

En plus de ces déclarations enflammées, le président Erdogan a envoyé un message à l’archevêque Sahag Machalian, patriarche d’Istanbul, mais son auditoire était l’Arménie et les États-Unis. Erdogan a déclaré dans son message que la Turquie se proposait toujours d’améliorer ses relations avec l’Arménie et qu’elle répétait à nouveau cette offre. M. Erdogan a déclaré qu’il pensait que M. Biden ou la communauté mondiale avaient des souvenirs à courte vue. Pourtant, comment peut-il concilier son offre d’améliorer les relations avec l’Arménie avec sa déclaration de Bakou le 10 décembre 2020, où il a évoqué la mémoire d’Enver Pacha, l’un des auteurs du génocide, ajoutant: « Nous sommes ici pour réaliser les plans inachevés de nos ancêtres. »

Pour brouiller la question et pour paraître juste, la question du panel conjoint de chercheurs sera soulevée encore et encore. Heureusement, il ne s’est pas formé sous l’administration de Serge Sargissian.

Chaque fois que la question refait surface, la partie arménienne doit rappeler aux participants l’expérience de la Commission de réconciliation arméno-turque (TARC), créée en 2001, formé de représentants turcs et arméniens et qui a poursuivi ses travaux jusqu’en 2004. En février 2002, un avis juridique indépendant commandé par le Centre international pour la justice transitionnelle, à la demande du TARC, a conclu que le génocide ottoman des Arméniens en 1915-1918 « comprend tous les éléments du crime de génocide tel que défini par la Convention [sur le génocide] et les juristes ainsi que les historiens, les politiciens, les journalistes et autres personnes auraient raison de continuer à le faire pour les décrire. »

Après avoir pris connaissance de ce verdict, les membres turcs du TARC se sont éloignés car la réponse ne leur était pas acceptable.

Tout autre panel que M. Erdogan souhaiterait former ne sera pas différent du TARC. Il souhaite réinventer la roue et forcer les chercheurs participants à faire tourner leurs propres roues pour arriver à une conclusion pré-ordonnée qui absout la Turquie plutôt que d’étudier l’histoire.

La Turquie exercera certainement des représailles contre la proclamation de M. Biden, qui en réalité est moins dommageable que le programme des F-35 qu’elle a perdu.

En effet, les États-Unis avaient temporairement gelé le programme d’avions de combat F-35. Récemment, l’administration Biden l’a complètement annulée, n’entrainant qu’une réaction sourde d’Ankara. Dans le cadre de ce programme, la Turquie aurait acquis 100 avions de guerre, en plus du droit de fabriquer des pièces, injectant des liquidités indispensables dans l’économie moribonde de la Turquie.

Le président Erdogan est assez intelligent pour considérer la situation précaire de la Turquie dans de nombreuses régions du monde et son économie en ruine. Ses actions prudentes et ses mesures intelligentes peuvent servir les intérêts de la Turquie tout en maîtrisant son ombre menaçante aux frontières de l’Arménie. Edmond Y. Azadian

 

 Traduction N.P.