Le génocide arménien à l’ordre du jour du sommet Biden-Erdogan

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 10 juin 2021

Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Arménie a déclaré son indépendance tout comme les autres républiques soviétiques.

A l’aube de cette nouvelle indépendance, des journalistes arméniens avaient organisé une table ronde à laquelle j’ai été invité. Il s’agissait peut-être de l’un des premiers forums au cours duquel l’Arménie et la diaspora ont librement échangé leurs idées.

Mes collègues présents me bombardaient de questions et à un moment donné, je les ai arrêté et leur ai dit que j’avais, moi aussi, une question pour chacun d’eux. J’ai demandé quelle importance ils accordaient aux questions du génocide arménien et aux revendications des terres ancestrales d’Arménie. Je leur ai demandé de lever la main. J’ai eu le choc de ma vie lorsque j’ai vu qu’à peine 50 pour cent des journalistes présents considéraient ces questions comme importantes pour les Arméniens de la patrie.

Pour moi, si cela représentait un échantillon précis de l’opinion publique, cela n’augurait rien de bon pour notre avenir.

Si notre engagement envers notre patrimoine est d’uniquement 50 pour cent, alors les chances de survie de la république nouvellement indépendante ne peut dépasser la barre des 50 pour cent.

Le blâme a été longtemps jeté sur l’Union soviétique qui ne permettait pas aux historiens d’Arménie de se concentrer sur la question du génocide. Certains chercheurs courageux comme Jon Kirakosian et Lentroush Khourshoudian avait traité du sujet, mais ont dû opérer dans le carcan de l’idéologie marxiste.

Il s’avère pourtant que même dans un système indépendant, l’intérêt n’est tout simplement pas là.

Au cours des 30 dernières années, l’Arménie n’a pu développer son propre programme sur le génocide, et même le Mémorial de Tsitsernakaberd est devenu une pomme de discorde entre les chercheurs et embarrasse toute la communauté universitaire d’Arménie. Ironiquement, les études sur le génocide arménien les plus crédibles ont été réalisées en diaspora et une bonne partie de celle-ci par des non-Arméniens, tels Taner Akçam, Halil Berktay, Israel Charny et Yair Auron.

La raison sous-jacente est, très probablement, la conviction que le problème est une cause sentimentale pour les Arméniens de la diaspora.

En revanche, les Juifs ont généré un énorme volume d’études sur l’Holocauste, en plus de fonder de nombreux musées à travers le monde. Ils ont tenu le monde entier pour responsable de son silence et ont reçu des compensations non seulement de l’Allemagne, mais aussi des pays sortant du régime soviétique.

Les Arméniens ont, quant à eux, malheureusement échoué à capitaliser sur leur passé afin d’aider le présent. Le gouvernement arménien ne s’est rendu compte que très tard qu’il avait une affaire d’une ampleur universelle pouvant être exploitée comme ressource politique ; durant l’administration de Robert Kotcharian, la reconnaissance du Génocide a été placée à l’agenda de politique étrangère et a été critiquée par son prédécesseur, Levon Ter-Petrosian, comme une provocation indue envers la Turquie. Nous avons vu l’enregistrement vidéo de Joe Biden alors vice-président en conversation téléphonique avec le président Serge Sargissian qui lui confiait que la question n’était pas une priorité pour l’Arménie. Et pourtant, l’Arménie n’a pas retenu la leçon.

Nous sommes témoins de la position de l’actuelle administration du Premier ministre Nikol Pachinian qui n’est pas différente ; Lorsque interrogé publiquement, le premier ministre et toute son équipe ont refusé collectivement de qualifier la Turquie d’ennemi.

L’Arménie n’est pas un pays riche en ressources minérales, elle n’a pas non plus de puissance militaire ni de poids politique. Pourtant, elle a perdu la puissance morale, juridique et historique de son génocide, qui aurait pu servir de gourdin contre la Turquie. Le président Erdogan réalise bien mieux que les hommes politiques arméniens le poids politique de la question. Nous avons vu à quel point son administration est investi auprès de pseudo-savants, de campagnes médiatiques et d’actions politiques pour décourager la reconnaissance du président Biden du génocide arménien le 24 avril 2021, qui a couronné les actions législatives que le Congrès des États-Unis avait mis en œuvre.

Or, en vue de la rencontre prévue Biden-Erdogan, qui aura lieu le 14 juin en marge du sommet de l’OTAN à Bruxelles, la question du génocide a émergé de manière plus spectaculaire et figurera très probablement à l’ordre du jour de la rencontre.

Erdogan réalise mieux que quiconque les conséquences juridique et politique de la reconnaissance du génocide par les grandes puissances.

Metin Gurcan a récemment publié un article sur le site Internet Al-Monitor concernant cette prochaine réunion, soulignant les problèmes qui tendent les relations américano-turques.

L’article en particulier fait référence au génocide arménien : « Dans une entrevue télévisée le 1er juin, Erdogan a reconnu que son dialogue avec Biden ‘n’avait pas été facile’ jusqu’à présent, contrairement à sa diplomatie téléphonique ‘très pacifique et facile’ avec Trump. Se référant également aux termes de George W. Bush et de Barack Obama, il a déclaré qu ‘« il n’avait jamais connu une telle tension » avec la Maison Blanche, blâmant Biden pour avoir reconnu comme un génocide les meurtres d’Arméniens à l’époque ottomane.

La Turquie a beaucoup de problèmes avec l’administration américaine, mais Erdogan pointe particulièrement la reconnaissance du génocide, signifiant ainsi pour elle la menace potentielle qu’elle pose.

Il y a eu une querelle entre les deux pays sur l’achat par la Turquie des systèmes de défense russes S-400, après avoir rejeter le programme de combat interarmées F-35. Un autre problème est le procès américain de la banque turque Halkbank, qui a aidé l’Iran à échapper aux sanctions, la demande ignorée d’extradition de Fethullah Gülen vers Turquie, le soutien américain aux Kurdes de Syrie, et les tensions entre Ankara et un autre allié de l’ OTAN, la Grèce. Toutes ces questions seront sur la table des négociations.

Depuis le début, Erdogan a été intransigeant sur la question d’achats d’armes russes, affirmant que la Turquie est un pays indépendant et ne peut être traitée comme une puissance secondaire. Cependant, l’administration Erdogan est au centre d’un jeu d’échecs politique ; tout en soulignant publiquement la question du génocide, son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu met la pédale douce sur le problème des S-400, insinuant que la Turquie pourrait renvoyer à tout moment les experts russes installaient sur la base aérienne d’Incirlik sous contrôle américain, dans l’espoir de marchander la question du génocide.

Les planificateurs de la politique étrangère de l’Arménie devront peut-être tirer des leçons d’Erdogan, qui utilise si habilement la question du génocide pour parvenir à ses fins politiques.

Les Arméniens doivent être réalistes et reconnaître que ni leurs efforts de lobbying ni l’honnêteté du président Biden n’ont permis de tenir sa promesse, parce que de nombreux hommes politiques et candidats présidentiels font des promesses faciles mais vite oubliées après avoir remporté une élection. Cette fois-ci, une conjonction de facteurs a contribué à cette fin de saga politiques.

L’impact cumulé des activités espiègles d’Erdogan a finalement prouvé que la Turquie utilisait la couverture de l’OTAN afin de poursuivre ses propres objectifs, la plupart du temps contre les intérêts de l’alliance. Ce réveil brutal est apparu non seulement au président Biden, mais aussi aux dirigeants européens. Cela ne peut avoir été aussi bien formulé que par le président de l’Union européenne.

Le président Charles Michel a déclaré : « Nous ne sommes pas naïfs. La Turquie est un voisin, c’est un allié de l’OTAN, mais l’Union européenne est arrivée à la conclusion qu’Ankara doit être convaincue qu’elle doit adopter une politique positive vis-à-vis des intérêts européens… Dans le passé, le comportement de la Turquie n’a pas contribué aux intérêts européens. Nous sommes prêts à utiliser tous les outils à notre disposition pour contrôler le comportement de la Turquie. »

Il est significatif que la déclaration ait été faite le 1er juin, à la veille de la rencontre de Nikol Pachinian avec M. Michel.

Lors de son élection, le président Biden a annoncé que « l’Amérique est de retour ». Ses politiques ont des répercussions sur les relations internationales. Il rencontrera le président russe Vladimir Poutine, qu’il a accusé d’être un « tueur ». Il rencontrera son homologue russe sur cette base.

Il n’a pas été moins flatteur envers Erdogan. Juste avant son élection, le président Biden avait annoncé vouloir travailler avec l’opposition de M. Erdogan pour le déloger. Il n’est pas étonnant qu’il ait fait preuve d’indifférence envers le leader turc, refusant de lui parler après les élections. Il lui a téléphoné le 23 avril pour lui annoncer qu’il était sur le point de reconnaitre le génocide arménien. La réaction d’Erdogan a été inhabituellement modérée, compte tenu de la nature complexe de ses relations avec Washington.

Les questions de droits de l’homme n’ont aucune incidence sur le président turc, mais lorsque le président Biden parle des droits de l’homme, il est sérieux. Peut-être qu’Erdogan l’apprendra avant même sa rencontre avec son homologue américain.

Il est évident que lors de la rencontre Biden-Erdogan, la question du génocide sera sur la table. Les États-Unis, en tant que coprésidents du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ne sont pas satisfaits des actions désordonnées que la Russie et la Turquie ont causé dans le Caucase, et l’affirmation selon laquelle ils avaient résolu la question du Karabagh par la force.

Espérons que le président Biden aura l’audace de dire à ses deux homologues que l’Amérique est de retour et que l’affaire inachevée du Karabagh doit être reprise en main par le groupe de Minsk et résolue sur la base des principes auxquels le groupe a toujours adhéré. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N. P.