Une nouvelle dynamique s’est soudain engagée dans le Caucase. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a annoncé qu’il était temps pour l’Arménie et la Turquie de travailler à un rapprochement. Parallèlement, le président de Turquie Recep Tayyip Erdogan a abordé la perspective de négociations avec l’Arménie tandis que le Premier ministre d’Arménie Nikol Pachinian a détecté quelques signes positifs dans l’attitude de la Turquie, exprimant sa volonté de débuter les négociations sans conditions préalables.
Ils ont privilégié les communications et les routes de déblocages avec la perspective de gain économique et de prospérité pour tous les pays concernés.
En signe de bonne volonté, l’Arménie a ouvert unilatéralement son espace aérien pour les survols turcs entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, tandis que l’espace aérien turc demeure fermé aux vols arméniens.
Néanmoins, mettre en évidence les gains économiques à court terme ne doit pas se faire au détriment des risques politiques et des conséquences historiques qui pourraient coûter cher à la partie arménienne.
Tous ces développements doivent être considérés dans la perspective des plans impériaux du président Erdogan. L’année 2023 sera un tournant pour la Turquie car elle marque le centenaire de la création de la République de Turquie par le Traité de Lausanne de 1923. Il est prévu de mettre fin à l’ère Atatürk et de commencer l’ère Erdogan. En collaboration avec ce dernier, une nouvelle constitution est en cours d’élaboration pour remplacer celle adoptée en 1982 et la création d’États fédératifs sont à l’étude.
Avec la récente déclaration de Chouchi, la Turquie et l’Azerbaïdjan ont techniquement posé les bases d’un futur État fédéral, anticipant l’incorporation des États turcs d’Asie centrale. Le président Erdogan pense qu’il y aura de la place pour d’autres conquêtes, dont l’Arménie. L’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmed Davutoglu, connu pour ses desseins ambitieux de faire revivre l’Empire ottoman, a débattu avec les Kurdes, peut-être dans l’espoir d’absorber cette minorité dans une version modernisée de l’empire.
Pour donner vie à ces conceptions, le président Erdogan a cité la marche historique des conquêtes turques à travers l’histoire, déclarant : « La nôtre est la victoire de Manzikert. La nôtre est la conquête d’Istanbul, ainsi que l’opération de paix à Chypre, les opérations en Syrie, en Libye et au Karabagh ».
Les Byzantins ont affaibli le royaume bagratide d’Arménie et ont repris sa capitale, Ani, en 1045. Cependant, les forces Seldjoukides, dirigé par Alp Aslan ont défait l’armée byzantine en 1071 à la bataille de Manzikert, ouvrant les vannes aux conquêtes seldjoukides en Asie mineure, conquêtes culminantes avec la chute de Constantinople en 1453 aux mains des forces ottomanes du Sultan Fatih Mohammed.
En tant que composante logique des « réalisations » ci-dessus, nous devons ajouter la déclaration d’Erdogan lors du défilé de la victoire à Bakou l’an dernier, selon laquelle, citant Enver Pacha, il était venu pour « réaliser les rêves inassouvis de nos ancêtres ».
Quand on parle de normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, il faut regarder au-delà de l’impact immédiat de ces relations ainsi que les incitations économiques de ces relations qui peuvent entrainer des pièges aux conséquences historiques. Cela ne devrait pas être considéré comme une simple alerte tactique, car les ambitions d’Erdogan sont réelles et ont déjà été partiellement atteintes par les conquêtes citées ci-dessus.
Nous devrions également essayer d’analyser l’intérêt de la Russie à promouvoir la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie.
« Maintenant que les bases ont été posées pour un processus politique et le déblocage de tous les transports [arméno-azéris] et des liaisons économiques après la fin de la guerre, je pense qu’il serait logique que nos collègues turcs et arméniens reprennent leurs efforts de normalisation des relations », a déclaré Lavrov lors d’un forum des jeunes à Moscou.
« Nous sommes prêts à y contribuer de la manière la plus active », a ajouté la porte-parole du ministre des Affaires étrangères, Maria Zakharova.
Cette soudaine ruée vers des négociations est dans l’intérêt de la Turquie, de l’Azerbaïdjan et de la Russie, afin de consolider les gains politiques et territoriaux qu’ils ont fait à la suite de la déclaration tripartite du 9 novembre 2020.
La Russie a commodément négligé les problèmes en suspens qui affligent l’Arménie : le retour des prisonniers de guerre et la détermination du statut final du Karabagh. Il s’agit de devancer le processus de négociations des coprésidents du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) soit la France et les États-Unis, qui soulèvera la question du statut et remettra en question la légalité des forces russes de maintien de la paix sur le sol azerbaïdjanais.
Comme tactique dilatoire, la Russie a délibérément remplacé, à mi-chemin, son représentant auprès du groupe de Minsk, le vétéran Igor Popov par Igor Khovayev, qui effectue des voyages privés en Arménie et en Azerbaïdjan pour se familiariser avec la situation. Fait intéressant, lors de ses contacts dans les deux pays, il n’a même pas évoqué la reprise des négociations du groupe de Minsk.
A son tour, M. Lavrov a réitéré les arguments du président azerbaïdjanais Ilham Aliev quant à la libération des prisonniers de guerre, indiquant qu’ils ont été capturés après le cessez-le-feu du 9 novembre, lors d’ une conférence de presse conjointe avec le ministre des Affaires étrangères nouvellement nommé Ararat Mirzoyan, qui, dans son inexpérience, n’a pas rappelé à M. Lavrov les obligations de la Russie en vertu de la déclaration et des lois humanitaires internationales concernant les personnes retenues en captivité contre leur gré.
L’Arménie a franchi une première étape en ouvrant il le ciel aux vols turcs, mais il est trop tôt pour affirmer qu’Erévan est prêt à des négociations sans conditions préalables parce que l’Azerbaïdjan et la Turquie ont clairement indiqué qu’ils ne se présenteront à la table de négociation que si leurs conditions sont remplies. L’Azerbaïdjan demande à l’Arménie de signer un traité de paix qui cède à toutes les demandes sur le Karabagh et la Russie a déjà déclaré que ce n’était pas le moment de discuter de la question du statut.
Alors que la Turquie se présente avec une foule de revendications historiques, Ankara cherchait un règlement de la question du Karabagh en faveur de l’Azerbaïdjan. Maintenant que cet obstacle a été surmonté, de l’avis de Moscou, il ne devrait plus rester de conditions préalables. Mais Ankara a d’abord souscrit à la position de Bakou et a ajouté sa propre condition préalable pour que l’Arménie s’abstienne de poursuivre la reconnaissance du génocide, abandonne toute demande d’indemnisation et reconnaisse l’intégrité territoriale et les frontières de la Turquie tracées par le traité de Kars de 1921.
Par conséquent, l’Arménie se dirige vers la table des négociations les mains vides. Erévan doit avoir ses propres conditions préalables afin de contrer les exigences turques. L’Arménie doit, pour le moins, placer sur la table la reconnaissance du génocide, sinon avoir une liste de compensations à négocier pour débuter les pourparlers de zéro, cochant réclamation après réclamation.
Depuis 106 ans. La Turquie se sentait à l’aise car seul un État souverain peut demander une indemnisation légale. Ankara pourrait supporter les nuisances que suscite la diaspora et continuer à profiter des fruits du génocide en toute impunité. Mais l’Arménie est devenue un État souverain, et donc une épine dans le pied de la Turquie.
Par conséquent, le but ultime est d’éliminer cet État souverain de la carte, pour pouvoir digérer le butin de son crime.
La Russie pousse l’Arménie vers un objectif simple : maintenir l’Occident à l’écart du Caucase et finaliser son accord avec Ankara.
L’Arménie ne doit pas devenir un pion dans ce jeu dangereux. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.