Retombées politiques à la suite de la réunion de Sotchi

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 2 décembre 2021

Chaque changement politique dans le Caucase a une valeur existentielle pour l’Arménie. C’est pourquoi les médias d’information étaient frénétiques alors que le système politique s’est saisi d’une humeur sadique d’auto-flagellation, dans un mouvement de flux et de reflux de la politique arménienne.

De nombreux analystes qui servent un agenda politique spécifique font du tort au pays ; seuls ceux qui osent dire la douloureuse vérité peuvent fournir au public des conseils utiles et une vision réaliste. Par exemple, récemment, l’analyste au visage austère Alexander Iskandarian soutenait, lors d’une émission-débat sur Azatoutioun TV, que l’Arménie, en tant que pays vaincu, n’est pas en mesure de dicter l’ordre du jour des négociations avec ses adversaires.

Depuis le 9 novembre 2020, l’Arménie est obligée de s’asseoir avec l’ennemi azerbaïdjanais pour régler la situation après la guerre de 44 jours, qui a modifié l’équilibre des pouvoirs dans la région.

Dmitri Trenin du Carnegie Moscow Center, dans la postface d’un livre en russe, « Storm Over the Caucasus », publié par le Centre pour l’analyse des stratégies et technologies, a déclaré : « La deuxième guerre du Karabagh, qui a éclaté à l’automne 2020, a été un tournant, et pas uniquement pour ses participants, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il a changé l’équilibre politique et militaire dans le Caucase du Sud… Ce sont la Turquie, l’Iran et Israël, plutôt que les États-Unis et l’Europe, qui détiennent désormais une influence croissante sur ce qui se passe en Azerbaïdjan et en Arménie, et entre eux. Cela devrait concentrer la politique russe sur la recherche d’approches plus appropriées envers ses voisins du Caucase du Sud du pays dans le contexte plus large du Moyen-Orient plutôt que dans le contexte post-soviétique ou russo-occidental.

Cependant, nombreux en Arménie, dans un état d’esprit de guerre froide, croient que l’alternative à la Russie est l’Occident et les valeurs démocratiques des autres nations. Le fait que l’Occident soutienne des potentats médiévaux au Moyen-Orient, malgré ses valeurs déclarées de démocratie et de justice, montre à quel point son double standard est fallacieux.

Les développements dans le Caucase augmentent à un rythme vertigineux et il est très difficile de les suivre.

Il a été décidé de tenir une réunion tripartite entre la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’occasion du douloureux anniversaire du 9 novembre, pour évaluer le travail accompli par les vice-premiers ministres des parties respectives, et signer un nouvel accord pour exécuter et finaliser les termes du cessez-le-feu.

Cependant, l’Azerbaïdjan a devancé cette réunion par de nouvelles provocations frontalières contre l’Arménie, reportant cette réunion indéfiniment. Par ailleurs, la politique de Bakou est très transparente ; en créant de nouveaux problèmes, il fait reculer l’agenda principal. La guerre a éclaté en raison du conflit du Karabagh; Bakou a créé des actions sur le terrain pour garder l’Arménie occupée par des problèmes sur son propre sol. En forçant la question du corridor de Zangezour, ni l’Arménie ni ses partenaires dans la région ne considèrent le Karabagh comme une question brûlante. L’Arménie doit se soucier de défendre son intégrité territoriale dans la région de Syounik, plutôt que de poursuivre le destin du Karabagh.

Avec tous ces incidents, la situation est devenue si fluide que l’annonce, il y a quelques semaines, par le président de l’Union européenne Charles Michel, que le Premier ministre Nikol Pachinian et le président Ilham Aliev prévoyaient se rencontrer à Bruxelles le 15 décembre, en marge du Partenariat oriental de l’Union européenne, a galvanisé l’atmosphère politique.

Le Kremlin, anticipant le déplacement de l’agenda du Caucase vers l’Occident, a décidé d’inverser le processus et a invité les deux parties à Sotchi le 26 novembre pour conclure un accord et rendre la réunion de Bruxelles hors de propos.

Ainsi, un nouveau drame politique s’est joué à Sotchi, où Pachinian et Aliev ont rencontré le président russe Vladimir Poutine durant trois heures de négociations tendues. Au cours de la partie publique de la réunion, un Aliev entièrement réformé semblait prêt pour une refonte des relations publiques avec une image de pacificateur. Révolues ses récentes remarques peu recommandables sur les chiens arméniens, car sa belligérance et son comportement grossier avaient fait de lui un dictateur déplaisant sur la scène politique internationale. Ce n’était certainement pas la seule raison de sa transformation. Il y a aussi d’autres facteurs politiques qui ont contribué à sa nouvelle courtoisie.

Aliev a annoncé que l’Azerbaïdjan avait rempli 100 pour cent de ses engagements envers la déclaration de cessez-le-feu du 9 novembre, et qu’il était prêt à tourner la page et à commencer une nouvelle ère de relations de voisinage avec l’Arménie.

« Je ne suis pas d’accord », a répondu Pachinian en évoquant la question des prisonniers de guerre et des otages toujours détenus en Azerbaïdjan. Et également le fait que les forces azerbaïdjanaises ont violé le territoire arménien à plusieurs reprises. Les trois dirigeants ont déclaré avoir évalué la réunion comme positive et constructive. Pachinian a même déclaré avoir découvert que certains problèmes, jugés insolubles, semblaient avoir des solutions.

Ce qui est très inhabituel est le silence total d’Aliev sur la question du corridor de Zangezour, du moins durant la séance publique. C’est intrigant, car lui et son maître politique, le président turc Recep Tayyip Erdogan, ont jusqu’à récemment, constamment soulevé la question et même menacé de faire respecter l’existence de ce corridor.

A l’issue de la rencontre, une déclaration bienveillante a été signée par les trois parties, épargnant, pour chacune d’entre elles, des problèmes domestiques.

Cependant, l’opposition en Arménie s’est insurgée, insistant sur le fait que Pachinian avait signé un accord sur le corridor et avait vendu le Karabagh. Des manifestants devant le parlement ont exigé la démission du gouvernement.

La déclaration trilatérale qui a été publiée à l’issue de la réunion de Sotchi a déclaré que les parties étaient convenues de « prendre des mesures pour augmenter le niveau de stabilité et de sécurité sur l’ordre arméno-azerbaïdjanais et de travailler à la création d’une commission bilatérale sur la délimitation de la frontière d’État entre la République d’Azerbaïdjan et la République d’Arménie et sa démarcation ultérieure avec l’assistance consultative de la Fédération de Russie à la demande des parties. »

Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire, tant le diable est dans les détails.

Les parties adverses ont abondamment salué le rôle des soldats de la paix russes, alors que l’on sait que Bakou a activement tenté de miner leur présence.

Bien entendu, le président Poutine n’a manqué aucune occasion de s’attribuer le rôle de la force de maintien de la paix ainsi que le rôle de médiateur de la Russie.

Cette question particulière a été promue par de nombreux défenseurs du Kremlin, comparant et contrastant le rôle de la Turquie vis-à-vis de l’Azerbaïdjan et celui de la Russie vis-à-vis de l’Arménie.

Maintenant, cependant, nous voyons un changement dans le rôle de la Russie envers l’Arménie. Elle est passée du rôle d’allié à modérateur – un changement de jeu dans la politique caucasienne. Les accords de traité entre la Russie et l’Arménie semblent désormais obsolètes.

Les facteurs politiques qui ont affecté l’humeur d’Aliev, au point même d’admettre qu’il y a des signes positifs en provenance d’Arménie, sont nombreux. Le premier est le facteur Turquie. L’expansionnisme d’Ankara s’était étendu trop loin pour être soutenable pour son économie chancelante. La chute de la livre turque et les appels de l’opposition à des élections anticipées ont presque brisé le rêve d’Erdogan d’une réélection en 2023 afin qu’il puisse être oint comme second Atatürk.

C’est pourquoi Erdogan a tenté à la hâte de raccommoder l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël. En récompense de leur bon comportement, les Émirats arabes unis ont décidé d’investir 10 milliards de dollars en Turquie pour relancer l’économie de cette dernière.

Erdogan a conseillé à Aliev de faire de même avec l’Iran, avec lequel il était tout récemment presque entré en guerre, traçant des lignes rouges contre les changements de frontière dans le Caucase.

Bakou avait déjà un problème non résolu avec l’Iran concernant les droits de forage dans la mer Caspienne. L’Iran a même failli entrer en guerre pour empêcher l’Azerbaïdjan d’empiéter sur ses eaux territoriales. Du jour au lendemain, Bakou a signé un accord sur la question et cela a porté ses fruits puisque le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian a félicité Bakou à l’occasion de l’anniversaire du 9 novembre pour avoir reconquis son territoire pendant la guerre de 44 jours. L’Iran a également été invité à participer à des projets dans les « territoires occupés », ce qui, bien sûr, offrira à Téhéran l’occasion de garder un œil sur les activités israéliennes en Azerbaïdjan.

Entre-temps, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavusoglu, s’était rendu à Téhéran et avait jeté les bases de la prochaine visite du président Erdogan. Mais avant cette visite, Erdogan et le président iranien Ebrahim Raisi se sont rencontrés à Achkhabad, au Turkménistan, et ont parlé de la future coopération entre leurs deux pays. Le président Raisi a même exprimé sa satisfaction face à la victoire de l’Azerbaïdjan au Karabagh.

Tous ces développements ont démontré qu’en ce moment, Ankara ne peut pas se permettre de soutenir Bakou dans une nouvelle guerre.

L’autre facteur qui a aidé Aliev à changer de comportement est peut-être qu’il a été assuré par le président Poutine de formuler la question du corridor d’une manière qui ne peut donner l’impression que les droits souverains extraterritoriaux sont retirés à l’Arménie, mais plutôt de faire apparaître le corridor sous le contrôle des forces russes, identique au statut du corridor de Latchine.

La prochaine réunion à Bruxelles servira de réactivation du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont les coprésidents prévoient se rendre dans la région.

Que le groupe se rende au Karabagh depuis l’Arménie ou l’Azerbaïdjan servira de message politique symbolique.

Le processus politique dans la région n’évolue pas toujours selon les vœux anticipés par Aliev. Par conséquent, cela donnera à l’Arménie une chance de reconstruire ses forces armées afin de pouvoir maintenir la crédibilité de sa diplomatie. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.