Le Karabagh est-il condamné ?

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 6 janvier 2022

Une rupture politique entre l’Arménie et le Karabagh pourrait s’avérer extrêmement dangereuse, avec des résultats sans précédent, alors que des échanges intensifs ont lieu entre l’Arménie et la Turquie d’une part, et entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan d’autre part.

Et ce, dans le contexte de l’impasse américano-russe à propos de l’Ukraine.

Le conseil du président Joe Biden au président Recep Tayyip Erdogan d’ouvrir les frontières avec l’Arménie a peut-être permis d’ouvrir un nouveau chapitre entre l’Arménie et la Turquie, mais la pression de Washington sur la Russie pourrait avoir un impact négatif sur l’Arménie, car Moscou, dans sa mobilisation massive à la frontière ukrainienne et face à une confrontation potentielle avec Washington, peut être contraint de renoncer à une politique nuancée avec son allié arménien, n’ayant ni le temps ni l’appétit de se mesurer à ce dernier.

Alors que le président azerbaïdjanais Ilham Aliev persiste dans sa demande d’ouverture d’un corridor à travers Zangezour, le vice-Premier ministre russe Alexei Overchuk a assuré à Erévan que l’ouverture des lignes de communication et des chemins de fer serait sous le contrôle souverain de chaque pays. Cette assurance a également été donnée dans un communiqué du ministère russe des Affaires étrangères. Cependant, lors d’une récente enquête menée par un journaliste, M. Overchuk a gardé un silence inquiétant sur la question. De plus, ce mois-ci, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Andreï Rudenko, a révélé qu’un accord global en était à sa phase finale. « Dans le cadre de ce dispositif, d’importants travaux préparatoires ont été menés pour restaurer les routes tant ferroviaires qu’automobiles de la région. Actuellement, un seul tronçon est en cours de finalisation. Cette approche assurera la pérennité des décisions », a ajouté Rudenko. Encore une fois, aucun mot n’a été prononcé sur le contrôle de ces routes, ce qui rend suspectes les intentions de la Russie.

Dans le contexte de ces développements internationaux, une controverse a éclaté entre les autorités d’Arménie et du Karabagh. La position du Premier ministre Nikol Pachinian sur le Karabagh n’a jamais été cohérente. Il a déclaré un jour qu’il n’avait pas le mandat de négocier au nom du Karabagh, puisque les habitants de cette enclave n’avaient jamais voté pour lui. Puis, à une autre occasion, il a affirmé que « le Karabagh, c’est l’Arménie. Point final », exaspérant les Azerbaïdjanais et leur fournissant un casus belli.

Le 24 décembre 2021, lors d’une conférence de presse en ligne, il s’est entièrement débarrassé du problème et a déclaré que le destin du Karabagh avait été prédéterminé par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Conseil de sécurité des Nations Unies et qu’il était hors de son pouvoir de changer quoi que ce soit. En attendant, il n’a pas manqué l’occasion de blâmer les administrations précédentes pour leur mauvaise gestion des négociations.

La vérité historique est qu’aussi corrompue qu’aient été les dirigeants précédents, ils ont réussi – ou ont eu la chance – d’éviter une guerre comme celle catastrophique qui a eu lieu en 2020. Pachinian a déclaré qu’en 2016, trois groupes de propositions avaient été déposés sur la table des négociations, qui excluait une référence au statut intérimaire du Karabagh. Le document transférait la question du statut provisoire au Conseil de sécurité de l’ONU, où une décision devait être prise sur l’application juridique et pratique du statut provisoire. Ainsi, a noté Pachinian, le Conseil de sécurité de l’ONU parviendrait à une solution prévisible sur le statut intérimaire, car « le Haut-Karabagh est mentionné comme faisant partie de l’Azerbaïdjan dans deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur le conflit adoptées en 1993 ».

Pachinian a conclu ses remarques sur le sujet en déclarant : « Je considère cela comme un désastre dans le processus de négociation, car il est évident que le Conseil de sécurité de l’ONU prendra toutes les décisions selon la logique de ses propres résolutions sur le conflit du Karabagh, où le Nagorny-Karabagh a été reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan.

Cette position peut rassurer une partie de la société arménienne qui privilégie la philosophie « débarrassons-nous du Karabagh et menons une vie confortable en Arménie », mais cela ne représente qu’un désastre de plus pour l’avenir de l’Arménie. Cette position était également soutenue par certains commentateurs et énoncée par les partisans du régime actuel, mais cette politique ne pouvait que déclencher un effet domino, comme le prouve la demande du président Aliev sur Syounik et dans un futur proche, l’ensemble du territoire de l’Arménie.

Comme on pouvait s’y attendre, une tempête s’est développée non seulement dans les rangs de l’opposition mais plus particulièrement au Karabagh même. Le président de la République du Karabagh, Arayik Haroutiounian, a publié une déclaration en huit points réfutant la position de Pachinian en débutant par l’affirmation suivante : « La pleine reconnaissance des droits des Arméniens d’Artzakh à l’autodétermination n’est soumise à aucune réserve ou concession; les seuls à avoir un mot à dire sont les Arméniens d’Artzakh eux-mêmes. Par conséquent, seules les autorités de la République d’Artzakh sont autorisées à parler au nom du peuple d’Artzakh. »

Il faut rappeler que contrairement au cessez-le-feu tripartite signé en 2020 par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie, le cessez-le-feu de 1994 a été signé par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Artzakh, ce qui a donné une légitimité aux autorités de l’enclave. Cette inclusion d’une entité semi-reconnue peut ressembler, par certains aspects, aux traités signés entre le gouvernement fédéral américain et différentes tribus amérindiennes, qui ne bénéficient pas d’une reconnaissance internationale. Cependant, le gouvernement américain, à ce jour, admet la validité de ces traités.

Lorsque l’Artzakh est devenu signataire du cessez-le-feu et que le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu ce fait en déclarant que les forces arméniennes du Karabagh [et non de la République d’Arménie] devaient se retirer des territoires azerbaïdjanais, Bakou s’est rendu compte qu’à terme, elle pourrait avoir affaire à une personne morale. C’est pourquoi il a manipulé la situation pour exclure le Karabagh comme partie aux négociations.

L’ancien président Robert Kotcharian, originaire du Karabagh, a estimé qu’il pourrait représenter l’enclave, aux côtés de la République d’Arménie, lors des négociations. Cela s’est avéré être une erreur fatale.

Selon la formulation de Pachinian, la solution envisagée serait de style chypriote, où les communautés ethniquement séparées partageraient un territoire internationalement reconnu. Cette solution a été catégoriquement refusée par la communauté internationale; après tout, cela n’a pas fonctionné pour Chypre et ne serait pas différent pour le Karabagh.

L’impasse entre Erévan et Stepanakert présente certaines similitudes avec la situation palestinienne où le désaccord entre l’Autorité palestinienne et l’administration du Hamas dans la bande de Gaza rassure la puissance occupante, surtout lorsque Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, sert de système de sécurité contre toute Intifada prévisible.

Ainsi, à la lumière de la situation ci-dessus, il n’est pas surprenant que la position de Pachinian ait gagné plus de soutien en Azerbaïdjan qu’en Arménie, comme le prouve la citation suivante. Le commentateur azerbaïdjanais Orkhan Amashov, écrivait dans Azer News : « La société arménienne continue de régurgiter et de cogiter certaines des déclarations faites par le Premier ministre Nikol Pachinian… Malgré cela, le tumulte en Arménie n’est pas inexplicable, car c’était la première fois qu’un dirigeant arménien, en contraste frappant avec ses prédécesseurs, a admis le désespoir fondamental de la position d’Erévan dans des négociations prolongées… Les aveux du Premier ministre arménien ne sont pas en contradiction avec la position de Bakou. »

L’abdication de Pachinian de la responsabilité de l’Arménie pour le statut et l’avenir du Karabagh alimentera les espoirs de M. Aliev faisant de ses futures négociations avec les autorités arméniennes un jeu d’enfant.

Bien que ces développements aient provoqué une atmosphère sombre dans le ciel politique de l’Arménie, certains commentateurs, comme Stepan Grigorian, ont fait une déclaration positive, y voyant une bénédiction déguisée. En effet, ils pensent que cela donnera une chance aux autorités du Karabagh de faire entendre leur voix individuelle et de façonner une politique indépendante, devenant ainsi une entité internationale. Cela peut sembler une possibilité farfelue. Une chose est sûre : le peuple du Karabagh est livré à lui-même. Les habitants peuvent devenir les Rohingyas du Caucase, provoquant des appels à l’aide de toutes parts, mais ne bénéficiant d’aucune action bienveillante. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.