La volte-face du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov de se présenter comme un allié stratégique de l’Arménie au lieu de celui d’un ennemi juré s’est étendue sur une trajectoire politique spectaculaire au cours des deux dernières années, depuis la guerre de 44 jours, que l’Azerbaïdjan a menée contre l’Arménie en 2020, avec l’active participation de l’armée turque, de drones israéliens, de pilotes pakistanais et de mercenaires djihadistes islamistes.
Cette guerre a soufflé la couverture du mystère drapé sur le partenariat stratégique entre l’Arménie et la Russie, car cette dernière a manqué à ses obligations conventionnelles envers l’Arménie, et a donc essayé de trouver une justification à cet échec par une gymnastique verbale intense.
Le partenariat stratégique arméno-russe était basé sur le paradigme mutuellement exclusif de deux axiomes, qui se sont finalement heurtés pour révéler leurs faux semblants à la froide lumière du jour. D’un côté, Moscou tient pour acquis qu’il peut entraîner l’Arménie dans toutes les directions dont elle a besoin en tant que fantassin, même là où la souveraineté de l’Arménie est menacée. Cette attitude cavalière s’est manifestée par le mégaphone du président Vladimir Poutine, Alexandre Loukachenko, le dictateur biélorusse, qui, en février 2022, a prononcé avec mépris lors d’une réunion de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation de sécurité centrée sur la Russie dont l’Arménie est membre avec la Biélorussie, « l’Arménie n’a nulle part où aller. Qui a besoin de l’Arménie ? »
L’autre axiome, du point de vue arménien, était que l’Arménie n’avait pas besoin d’une doctrine militaire, ni d’ailleurs d’aucun autre partenaire stratégique, tant qu’elle s’appuyait sur la Russie. Cependant, les tendances politiques dans la région ont évolué dans des directions différentes et les intérêts de la Russie se sont alignés sur ceux de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, faisant de l’Arménie une exception. En conséquence, une crise s’est développée entre les relations russo-arméniennes, cette dernière cherchant de l’aide ailleurs pour consolider sa sécurité.
M. Lavrov a, en juillet, assuré l’Arménie lors d’une conférence de presse à Erévan que les routes et les lignes de communication qui seront construites ou débloquées fonctionneront exclusivement sous la juridiction des États qu’elles traversent. Il faisait référence au « corridor de Zangezour » à travers la province arménienne de Syounik, devenue une cause célèbre pour la Turquie et l’Azerbaïdjan, pour relier Bakou au Nakhitchevan. Cette même déclaration a été faite publiquement par le vice-Premier ministre russe Alexi Overchuk, qui fait partie d’une équipe de vice-premiers ministres, dont ceux d’Arménie et d’Azerbaïdjan, chargés de travailler à la démarcation des frontières entre ces deux derniers.
Récemment, cependant, la partie russe a soutenu qu’au lieu de l’Arménie, la Russie devrait gérer le « corridor de Zangezour ».
Maintenant, après l’échec de Moscou à empêcher la guerre de 44 jours ou à fournir le secours auquel elle était légalement obligée, vient la crise du corridor de Latchine, qui, par la déclaration du 9 novembre 2020, est passé sous juridiction russe en tant que passage extraterritorial.
Suite au blocage de cette unique route reliant l’Arménie à l’Artsakh le 12 décembre, certaines actions et contre-mesures ont poussé M. Lavrov dans ses retranchements, où il a finalement justifié la guerre de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie lors d’une entrevue cette semaine à la télévision russe. Le dénouement n’est pas arrivé d’un coup et il était attendu.
En septembre dernier, M. Lavrov avait invité les ministres des Affaires étrangères d’Arménie et d’Azerbaïdjan à tenir des négociations à Moscou. Le ministre arménien des Affaires étrangères Ararat Mirzoyan a refusé de participer au motif qu’il était trop occupé par la crise du corridor de Latchine. M. Lavrov a profité de l’occasion pour fustiger la partie arménienne, affirmant qu’elle avait raté une occasion précieuse de sceller un accord de paix avec l’Azerbaïdjan, et avec M. Jeyhun Bayramov, le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, ils ont transformé le forum en un blâme anti-arménien comme si une demi-douzaine de réunions antérieures dans des formats similaires avaient produit des résultats.
À tous ces rassemblements précédents, les ministres des Affaires étrangères faisaient tourner la roue et rentrés chez eux. Cette réunion particulière à Moscou devait refuser la vedette à Bruxelles, qui avait pris la tête des négociations.
L’autre domaine de conflit est l’appel de l’Arménie devant la Cour internationale de justice accusant l’Azerbaïdjan de racisme et de nettoyage ethnique au Karabagh. Cet appel ne correspondait pas bien aux politiques du Kremlin. Mais l’Arménie a fait des progrès sur le terrain alors que les contre-arguments de l’Azerbaïdjan étaient déchiquetés et qu’un verdict positif serait bientôt prévu.
La dernière réunion de l’OTSC à Erévan était une autre occasion de confrontation entre l’Arménie et la Russie, alors que Moscou poussait l’Arménie à signer la déclaration finale de la réunion, que Pachinian a refusé. La confrontation s’est encore intensifiée lorsque l’Arménie a refusé d’héberger, cette année, des exercices militaires de la OTSC sur son territoire.
La raison pour laquelle Pachinian a refusé de signer le document était qu’il ne qualifié pas l’Azerbaïdjan d’être l’agresseur pendant la guerre, et en outre, les participants ne reconnaissaient pas la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
M. Lavrov, un vétéran de la diplomatie, à sa manière éloquente, a tenté de reprocher à l’Arménie d’avoir refusé d’accueillir des observateurs de l’OTSC sur son territoire, alors que l’OTSC n’est par définition pas un groupe de surveillance, mais une alliance militaire tenue de défendre ses membres. L’Arménie a répondu merci, mais non merci. Le groupe a certainement eu de nombreuses occasions – ainsi que des obligations signées – d’aider l’Arménie pendant la guerre désastreuse. Au lieu de cela, ils ont tourné le dos et changé de but puis, depuis la ligne de touche ont regardé l’Arménie se faire battre et le Karabagh occupé. En effet, la plupart des membres de l’OTSC, en particulier la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan ont félicité le président Ilham Aliev pour sa « victoire » contre l’Arménie. De plus, le Kazakhstan a participé la semaine dernière à des jeux de guerre dirigés par la Turquie et l’Azerbaïdjan, à Kars, près des frontières de l’Arménie.
M. Lavrov a pris encore plus mal digéré la présence des moniteurs de l’Union européenne (UE) à la frontière arménienne-azerbaïdjanaise. L’an dernier, l’UE a posté 40 moniteurs civils à la frontière Arménie-Azerbaïdjan.
L’Azerbaïdjan ne les a pas admis sur son territoire, mais a pris leur présence en délibération.
Les 40 moniteurs de l’année dernière n’ont pas pu dissuader une agression massive, mais ils ont joué un rôle restrictif comme témoins à la frontière. Et en effet, leur présence a découragé toute escalade. Cette fois-ci, sur la base de l’expérience de l’année dernière, l’UE a stationné 100 moniteurs pendant une période de deux ans. Leur nombre pourrait atteindre 200 dont 70 gendarmes français qui porteront des armes légères.
Incidemment, les moniteurs de l’UE sont en poste à la frontière entre la Géorgie et la Russie depuis 2008 et la frontière est restée silencieuse.
Le président Aliev s’est opposé à la mise en place des moniteurs de l’UE. Mais M. Lavrov, en supposant les avancées de l’Azerbaïdjan, a poursuivi l’argument en déclarant que sans le consentement de l’Azerbaïdjan, cette décision pourrait s’avérer « contreproductive » ce qui est une menace voilée contre l’Arménie. Cela signifie que la Russie pourrait perturber la présence des moniteurs de l’UE.
Effectivement, ce voile s’est effondré la semaine dernière, lorsque la Russie a annoncé qu’elle déplaçait le centre conjoint de surveillance turco-russe à Chouchi (maintenant appelé Choucha) près de la frontière arménienne en Azerbaïdjan.
Nous devons nous rappeler que le ministre russe de la Défense, Sergei Shoigou, en 2020, se vantait de cette station de surveillance conjointe comme « un arrangement brillant avec la Turquie ».
M. Lavrov s’est plaint du fait que l’Arménie a refusé d’inviter à l’intérieur de ses frontières le cheval de Troie qu’il avait offert. Il a déclaré que l’OTSC est prêt à envoyer ses moniteurs, « même en quelques jours, mais nos collègues arméniens ont préféré inviter des moniteurs de l’UE ».
La Russie préférerait maintenir les relations arméno-azerbaïdjanaises sous son contrôle pour maintenir la crise en perpétuel besoin d’un stabilisateur.
Les moniteurs de l’UE sont des atouts pour l’Arménie qui lui ont permis une certaine marge de manœuvre pour se remettre de la dévastation de la guerre. Mais la Russie perçoit le mouvement différemment et accuse l’Arménie d’inviter les forces occidentales dans la région du Caucase et repousser la Russie hors de sa zone d’influence. L’intention de l’Arménie n’est certainement pas cela, mais sa défense très urgente contre la menace existentielle à laquelle elle est confrontée.
- Lavrov, incapable de défendre l’échec catastrophique de son pays à défendre ses alliés, a lancé la bombe politique la plus puissante de son arsenal en justifiant les actions criminelles de l’Azerbaïdjan et en renversant les réalités. Ce qui rend cette trahison encore plus douloureuse pour l’Arménie et la nation arménienne dans le monde, c’est que Lavrov lui-même est d’extraction arménienne.
En effet, le 2 février, M. Lavrov a accordé une entrevue à Dmitri Kisselev sur Rossya 24 et, entre autres choses, a déclaré : « Pendant de nombreuses années, l’Arménie a occupé sept régions d’Azerbaïdjan. La Russie a offert de nombreuses options pour une solution diplomatique. Mais les dirigeants arméniens voulaient garder les territoires. L’Azerbaïdjan, exaspéré, a repris les terres qui lui appartiennent ».
« Aujourd’hui, les parties ont signé un accord sur leur volonté de conclure un accord de paix sur la base de la déclaration d’Almaty de 1991. Il indique que les frontières des États indépendants s’étendront le long des frontières des républiques de l’Union. Le Karabagh faisait partie de la RSS d’Azerbaïdjan.
En tant que diplomate qualifié, M. Lavrov a le droit de mentir à son cœur, mais il ne peut pas bouleverser l’histoire et éviter les obligations de la Russie.
• La Russie était obligée d’empêcher la guerre de 44 jours et de ne pas demander la gratitude de l’Arménie pour l’avoir arrêtée.
• La Russie a trahi l’Arménie en lui fournissant des armements défectueux et en refusant de déployer le système de défense aérienne.
• « La Russie a offert de nombreuses options pour une solution. Mais les dirigeants arméniens voulaient garder les territoires. » Cette déclaration défie les faits parce que la Russie a encouragé les dirigeants arméniens à continuer de garder ces territoires comme monnaie d’échange dans la main du Kremlin contre l’Azerbaïdjan. Un exemple en est qu’en 2012, l’Arménie négociait un accord avec l’UE, mais le bras du Premier ministre Serge Sargissian a été tordu, et du jour au lendemain, il a inversé la tendance et l’Arménie a abandonné l’UE pour opter pour le OTSC. Par conséquent, Moscou avait le pouvoir d’imposer la solution qu’il souhaitait.
• La Russie a souscrit aux principes de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui reposent sur trois éléments : le refus de résoudre les conflits par le recours à la force, le maintien de l’intégrité territoriale des nations et le droit des minorités à l’autodétermination. En justifiant l’agression armée de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, M. Lavrov a piétiné le premier des principes de l’OSCE.
• « Le Karabagh faisait partie de la RSS d’Azerbaïdjan » est une fausse déclaration car le Karabagh était une région autonome placée arbitrairement sous la tutelle de l’Azerbaïdjan par Staline, contre la volonté de la population. Ensuite, le Karabagh a utilisé le même mécanisme constitutionnel que l’Azerbaïdjan pour céder à l’Union soviétique.
Les Arméniens se sont traditionnellement révélés être un peuple pro-russe. Le récent changement dans l’opinion publique est le résultat direct des actions russes, pas nécessairement le résultat des efforts de l’Occident.
Il est évident qu’à l’heure actuelle, l’Arménie et la Russie sont sur une trajectoire de collision. L’Arménie ne peut pousser sa chance trop loin, car la Russie a les moyens et la volonté de réagir.
Pas plus tard que la semaine dernière, un diplomate très éloquent, Armen Kharazian, qui faisait la promotion d’une politique pro-occidentale pour l’Arménie, est mystérieusement mort. Les spéculations indiquent que c’est le début des choses à venir.
La prudence et la circonspection sont les atouts politiques les plus précieux en ce moment. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.