Enfin un morceau de papier qui peut servir d’arme à l’Arménie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 2 mars 2023

Après deux ans d’une guerre dévastatrice, la pression incessante de l’Azerbaïdjan, en termes d’incursions frontalières, de fausses négociations et les demandes constantes de concessions, la tournure des événements a offert un peu de répit pour récupérer et peut-être même revenir à la normale.
De plus, la fureur de la nature pourrait entraîner des changements en politique régionale.
Le puissant tremblement de terre en Turquie, qui a également dévasté la Syrie, a ébranlé l’architecture de la politique étrangère de ce pays, ce qui deviendra plus apparent dans les mois à venir. La quasi-alliance turco-russe changera de vecteur, car la Turquie dépend de plus en plus de l’Occident, et en particulier de Washington. Les pays régionaux, qui vivent sous l’intimidation et l’agression d’Ankara, bénéficieront d’une fenêtre d’opportunité pour se concentrer sur leurs propres priorités plutôt que de s’inquiéter de la Turquie.
La situation difficile de la Turquie limitera également Ankara dans son soutien inconditionnel à la politique maximaliste de l’Azerbaïdjan vis-à-vis de l’Arménie et du Karabagh (Artsakh).
Le blocus azerbaïdjanais du corridor de Latchine, qui a commencé le 12 décembre 2022, aurait pu durer éternellement, si la situation n’avait pas changé dans le Caucase. L’intention du blocus était d’étrangler la population arménienne de 120 000 habitants du Karabagh, qui n’est pas encore sorti du bois, malgré le verdict de la Cour internationale de justice de la semaine dernière, ordonnant à l’Azerbaïdjan de cesser son action.
Pour un certain nombre de raisons, l’Arménie avait hésité à déplacer son problème sur le plan international, craignant que les tribunaux ne soient influencés par la politique et favorisent les puissants. Erévan a finalement rassemblé son courage et confié son dossier à une équipe d’avocats internationaux dirigée par le cabinet Foley Hoag et Yeghishe Kirakosian d’Arménie aidés d’éminents avocats arméniens de la diaspora. L’Azerbaïdjan, qui alloue d’énormes ressources aux groupes de réflexion, aux cabinets de lobbying et aux professionnels du droit, n’a finalement pas réussi à convaincre les juges de la Cour internationale de justice (CIJ). En effet, le 22 février 2023, la CIJ, principal organe judiciaire de l’ONU, a ordonné des mesures provisoires pour garantir que l’Azerbaïdjan débloque le corridor de Latchine.
Étant donné que l’Arménie manque de puissance militaire, elle doit compter sur cette arme en papier.
Cela nous rappelle un autre épisode de l’histoire arménienne, où une allégorie papier a été utilisée : Khrimian Hairik, plus tard Catholicos de tous les Arméniens, de retour de la conférence de Berlin de 1878, a déploré que tous les pays participants soient venus à Berlin avec des louches de fer pour partager Harissa (la soupe) et avoir réussi, mais que sa propre louche s’était désagrégée car elle était en papier.
Dans ce cas, la CIJ a en effet présenté une arme en papier pour les Arméniens du Karabagh plutôt que la référence précédente, où le papier est un symbole de faiblesse.
Le verdict de la CIJ, qui est contraignant, stipule que « la République d’Azerbaïdjan, en attendant la décision finale et conformément à son obligation en vertu de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD), prend toutes les mesures à sa disposition pour assurer une circulation sans entrave des personnes, des véhicules et les marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens. »
Cette décision s’ajoute à une décision antérieure de 2021 qui exigeait que l’Azerbaïdjan protège les sites culturels arméniens sur son territoire.
Dans un effort pour obscurcir les décisions de la Cour, l’Azerbaïdjan, dans une affaire distincte, avait accusé l’Arménie d’avoir déplacé des mines dans le corridor de Latchine vers le Karabagh. Cependant, le tribunal a annulé cette affaire, qui était basée sur de fausses prémisses. Selon Ara Ghazarian, un expert en droit international, le rejet de l’allégation de l’Azerbaïdjan est encore plus important que la satisfaction partielle de la revendication de l’Arménie.
Pendant ce temps, le gouvernement azerbaïdjanais a traîné les pieds et a retardé la mise en œuvre de la décision du tribunal. Au moment d’écrire ces lignes, le corridor est toujours fermé à la circulation régulière.
L’Arménie a salué la décision comme une victoire car la non-conformité de l’Azerbaïdjan a de graves conséquences. Ghazarian, cependant, pense que « la décision du tribunal ne peut pas être qualifiée de victoire, mais plutôt d’une sorte d’instrument qui dicte la situation dans l’arène politique ».
L’Azerbaïdjan n’a toujours pas respecté le jugement. Le ministre des Affaires étrangères de ce pays, Jeyhun Bayramov, dans un autre mensonge flagrant, affirme que « le couloir de Latchine est déjà ouvert ».
En effet, les implications politiques à long terme sont plus importantes et de plus en plus vastes. Ainsi :
• Encore une fois, le cas du Karabagh a été au centre de la politique internationale.
• Le chef de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, insiste sur le fait que le terme du Haut-Karabagh ne doit pas être utilisé car il a un impact sur la souveraineté de l’Azerbaïdjan. La CIJ utilise le terme et le légitimise.
• La décision de la CIJ fait référence à la Déclaration du 9 novembre, en en faisant un instrument du droit international et demande à l’Azerbaïdjan de respecter ses dispositions, qui sont parfois oubliées par Bakou et Moscou.
• Bakou lutte pour créer une fausse parité entre Latchine et le soi-disant « corridor de Zangezour », que l’Azerbaïdjan exige de l’Arménie. La CIJ, par son arrêt, dissocie les deux affaires et refuse de conditionner l’ouverture de la première à la création de la seconde
La décision en elle-même serait restée lettre morte si le gouvernement arménien ne l’utilisait pas à ses fins politiques. En effet, le lendemain de la décision, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a passé deux appels téléphoniques, l’un au président Vladimir Poutine et le second au secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le contenu du premier appel n’a pas été divulgué, mais lors de l’appel à Guterres, Pachinian a demandé une mission d’enquête de l’ONU dans le corridor de Latchine et au Karabagh lui-même. La deuxième demande va encore exaspérer la Russie, qui s’est déjà plaint du stationnement des moniteurs de l’Union européenne à la frontière de l’Arménie avec l’Azerbaïdjan. Récemment, Toivo Klaar, le représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud, a déclaré que la Russie était plus préoccupée par la question des moniteurs que l’Azerbaïdjan.
L’Azerbaïdjan subit la pression des puissances occidentales, et en particulier du secrétaire d’État Antony Blinken, pour commencer à négocier avec les représentants arméniens du Karabagh. Il cherche des excuses pour prendre l’initiative. Cette occasion lui a été accordée par l’apparition de Rouben Vardanian au Karabagh. L’ascension et la chute de Vardanian y sont en soi un drame politique grotesque.
Lorsque Vardanian, un milliardaire de Moscou, a abandonné sa citoyenneté russe et s’est présenté à Stepanakert il y a quelques mois, les dirigeants d’Erévan n’ont pas applaudi et l’ont qualifié d’agent russe. Cette insinuation était employée par Aliev lui-même, lorsqu’il a accusé Vardanian, lors du forum de Munich le mois dernier, d’être un « oligarque criminel » de la Russie introduit en contrebande au Karabagh et impliqué de plus dans le blanchiment d’argent. La famille est impliquée dans de nombreux autres cas de blanchiment d’argent prouvés dans les Panama Papers et a également été accusé d’avoir volé des fonds de l’État pour acquérir 700 millions de dollars en propriétés à Londres.
Pendant ce temps, Vardanian a été nommé ministre d’État au Karabagh, ce qui équivaut au rôle de Premier ministre.
Aliev a annoncé qu’il était prêt à négocier avec un représentant né au Karabagh, ce que Vardanian n’était pas. (Il est né en Arménie.) Et voici, dans les cinq jours, Arayik Haroutiounian, le président du Karabagh, a renvoyé Vardanian et l’a remplacé par Gourguen Nersisian, le procureur général.
Il semble qu’Aliev ait reçu ce qu’il voulait, car le lendemain, un groupe de représentants du Karabagh a rencontré des responsables du gouvernement azerbaïdjanais, pour discuter de l’ouverture du corridor de Latchine, ainsi que de la restauration du flux de gaz et d’électricité. La réunion a été médiatisée par le chef des forces de maintien de la paix russes au Karabagh.
Parallèlement à cette réunion, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, est arrivé à Bakou pour célébrer le premier anniversaire de la signature du traité d’alliance stratégique entre la Russie et l’Azerbaïdjan. Lavrov a également discuté du traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Si et quand le corridor de Latchine ouvrira, Aliev aimerait en donner le crédit à la Russie et prétendre qu’il n’a pas cédé à la décision de la CIJ.
Pendant ce temps, le président Aliev a rendu visite au président Recep Tayyip Erdogan pour savoir sur combien de soutien turc à la pression incessante sur l’Arménie il pourrait compter, en particulier après le tremblement de terre.
Le dernier épisode de ce drame du Karabagh est l’arrivée de Samuel Babayan, un héros de guerre décoré des années 1990, à l’histoire mouvementée. Il affirme qu’il a un plan qui, une fois mis en œuvre, sauvera le Karabagh. Il cherche un poste au gouvernement avant de divulguer ce plan.
Ce sont des moments difficiles pour l’Arménie et le Karabagh et les opportunistes et les hommes d’État de bonne foi peuvent tenter leur chance, espérons-le, afin d’obtenir des résultats positifs.
Les habitants du Karabagh ont suffisamment souffert et les Arméniens aspirent à la restauration d’une vie normale.
Espérons que notre arme en papier s’avérera, cette fois-ci, efficace. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.