Vidée de ses habitants et dirigeants arméniens après trente-deux ans d’existence, la République du Haut-Karabagh est en train de devenir un souvenir que le gouvernement en place à Erévan et celui de Bakou sont pressés d’enterrer.
Après plus de trente-deux ans d’existence, la république du Haut-Karabagh, également connue sous son nom arménien d’Artsakh, cessera-t-elle vraiment d’exister ce 1er janvier 2024 ? C’est un débat qui anime les médias arméniens et russes après les récentes déclarations de son ex-président Samvel Chahramanian.
Le 28 septembre, après l’offensive militaire azerbaïdjanaise des 19 et 20 du même mois, qui a déclenché l’exode de plus d’une centaine de milliers d’Arméniens karabaghis, Chahramanian avait signé un décret sur la dissolution de cette entité ethnopolitique. Cependant, comme le rapporte le site Russia-Armenia Info, Chahramanian, exilé à Erévan, la capitale de l’Arménie, signait le 19 octobre un nouveau décret annulant le premier.
Une nouvelle déclaration faite par Chahramanian le 22 décembre a suscité encore plus de confusion et de consternation dans la capitale arménienne. « Il n’existe aucun document dans le domaine juridique de la République d’Artsakh qui prévoie la dissolution des institutions de l’État », a-t-il affirmé lors de la réunion avec les chefs des organes d’État et administrations du Haut-Karabagh, qui continuent d’occuper leurs postes « sur une base volontaire », poursuit le site établi à Moscou.
En d’autres termes, « le fameux décret du 28 septembre concernant l’abolition de l’Artsakh est reconnu comme illégal et invalide, et tous les organes de l’État de la République poursuivront leurs activités au cours des années à venir et suivantes », précise le site.
L’ex-conseiller du président karabaghi Vladimir Grigorian souligne dans les pages du quotidien russe Nezavissimaïa Gazeta la signification du décret de Chahramanian du 19 octobre : « Il prévoit que tous les fonctionnaires karabaghis, dont les députés, les ministres et les juges réfugiés en Arménie après l’exode de toute la population arménienne du Haut-Karabagh, fin septembre, continuent de travailler sans émoluments. »
« La République d’Arménie peut donc, elle aussi, être abolie à la demande de quelqu’un ? La république du Haut-Karabagh ne peut être dissoute à la demande de quiconque », a déclaré l’ex-président de l’Arménie, originaire du Haut-Karabagh, Serge Sargissian. Des propos repris par le journal d’Erévan Golos Armenii.
Artak Beglarian, ancien défenseur des droits humains et ancien ministre de la République d’Artsakh, estime sur le site arménien Aravot que « le décret du président de l’Artsakh sur la dissolution de la République est illégal et illégitime : aucun président n’a le droit de dissoudre la République formée par le peuple par référendum, qui s’est tenu le 10 décembre 1991 et où 99,89 % des Arméniens du Karabagh se sont prononcés pour l’indépendance de leur région de l’Azerbaïdjan, car ce décret a été signé à la suite de l’agression brutale de l’Azerbaïdjan. Le décret signé est nul et non avenu ».
La volte-face de Chahramanian a déclenché une tempête de critiques du parti au pouvoir, Contrat civil, qui poursuit l’objectif d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan et reconnaît la souveraineté azerbaïdjanaise sur la région. Artour Hovhannissian, secrétaire général de Contrat civil, parti du Premier ministre, Nikol Pachinian, s’agace : « Qui est Samvel Chahramanian pour signer un décret à Erévan ? Il n’y a qu’un seul gouvernement en Arménie. Toute initiative s’y opposant ou luttant contre lui sera considérée comme une activité antiétatique, mise hors la loi, et fera l’objet des mesures les plus sévères de la part de l’État. Tous les plans de ceux qui cherchent à impliquer l’Arménie dans une nouvelle provocation militaire seront contrecarrés et leurs auteurs seront sévèrement punis », déclare-t-il à Nezavissimaïa Gazeta.
Pour la députée de Contrat civil Lilit Minassian, « la capitulation du Karabagh a été signée, et donc tout autre document signé de Chahramanian à Erévan n’a aucune force juridique ». En clair, « les autorités arméniennes ont renoncé au second État arménien (le Haut-Karabagh) », affirme le quotidien russe.
Le site russe Russia-Armenia Info veut quant à lui lever le drapeau d’une nouvelle lutte pour l’émancipation du Haut-Karabagh de la tutelle de Bakou : « La question de l’autodétermination du Haut-Karabagh doit rester ouverte afin de ne pas tuer la foi en un avenir meilleur et digne des générations futures du peuple arménien. L’Artsakh appartient indubitablement à l’ensemble de la nation arménienne et tout doit être fait pour qu’il redevienne un symbole de fierté et d’unité nationales, la base de la trinité Arménie-Artsakh-Diaspora. »
Mais pour Bakou, les plans visant à « préserver la république du Haut-Karabagh sont un symptôme inquiétant », commente l’expert azerbaïdjanais Ilgar Velizadé dans Nezavissimaïa Gazeta. Car « une tierce partie peut profiter de cette situation pour s’immiscer dans les affaires du Caucase du Sud ».
Le dossier du Haut-Karabagh est donc loin d’être clos, et l’analyste arménien Armen Badalian ne dit pas autre chose dans News.am : « Tout le monde, y compris le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliev, sait parfaitement que la question de l’Artsakh n’est pas close. Si les centres géopolitiques, la Russie ou les États-Unis, en ont besoin, ils restaureront la République de l’Artsakh en cinq minutes. Ces décrets ou documents seront instantanément neutralisés et disparaîtront de l’histoire. »
Alda Engoian
Courrier international
1er janvier 2024