Les 101 ans du génocide arménien
Pour que l’oubli ne pardonne pas au crime
Carlo AKATCHÉRIAN, professeur en médecine | OLJ
Comme tous ceux de notre génération, si nous n’avons pas subi le génocide, nous l’avons vécu à travers le regard de nos parents et leurs chants nostalgiques, échos d’une enfance qu’ils n’avaient pas eue ou d’un rêve trop vite évanoui.
Ils avaient miraculeusement survécu, laissant leurs morts ensevelis sous le sable brûlant du désert, quand ils n’étaient pas charriés par les eaux rouge sang de l’Euphrate.
Quant à nous, il ne fallait pas que nos yeux d’enfant s’ouvrent sur les horreurs qui allaient les hanter jusqu’au dernier jour de leur vie.
Un peu plus tard, ce n’est qu’en tendant une oreille indiscrète aux conversations qui meublaient les veillées de famille que nous avons découvert par bribes leur histoire… notre histoire.
Pourquoi nous nous trouvions là… et pas « chez nous »… ou même ailleurs ?
Pourquoi, pour eux, le passé semblait toujours plus présent que le présent ?
Pourquoi nous n’étions pas comme tout le monde ?
Nous avions choisi d’être libanais, il fallait l’être à part entière, comme tant d’autres qui avaient choisi d’être français, italiens, américains ou canadiens.
Nous avons alors fréquenté des écoles où nous avons appris l’histoire du Liban et celle de la France, ignorant notre propre histoire… celle de l’Arménie. Nous avons ainsi découvert Charlemagne bien avant d’entendre parler de nos grands rois, Tiridate, Tigrane… et nous avons ainsi appris la Chanson de Roland, avant de nous émerveiller de l’épopée de David de Sassoun. Nous avons appris à lire et à écrire l’arabe, le français, l’anglais bien avant de lire et d’écrire notre propre langue, l’arménien, et certains d’entre nous n’ont jamais eu l’occasion de l’apprendre. Nous avons récité Racine, Corneille, Hugo et Verlaine bien avant d’admirer Tcharentz, Terian et Levon Chanth.
C’était, de surcroît, l’époque quand le rideau de fer jetait sur l’Arménie un voile opaque qui nous paraissait infranchissable.
Cependant, nous sommes restés arméniens.
Nous sommes restés arméniens à cause de toutes ces inconnues et ces mystères qui ont baigné notre enfance et entouré notre jeunesse, et enracinés jusqu’au plus profond de notre être, ne demandant qu’à ressurgir à tout moment.
Aujourd’hui, si nous sommes fiers d’être arméniens, nous sommes tout aussi soucieux de rester libanais, et comme partout dans le monde, nous sommes comme tout le monde… jamais comme tout le monde. Nos noms seront toujours difficiles à prononcer et encore plus difficiles à écrire.
C’est en foulant la terre de notre patrie que disparaît subitement ce mystérieux sentiment de dualité qui nous habite partout ailleurs, lorsque nous entendons parler notre propre langue dans la rue, lorsque nous voyons flotter notre drapeau sur nos édifices, nos musées et nos écoles, lorsque nous traversons les rues Abovian, Nalbandian, Sayat Nova… ou croisons le buste du grand Khatchaturian.
Enfin, lorsque nous nous trouvons sur la colline des hirondelles, au pied du mémorial du génocide, nous n’éprouvons qu’un sentiment de dignité, fiers d’appartenir à ce peuple qui a pérennisé une nation, grâce à sa mémoire, et nous accordons notre confiance à l’histoire pour son jugement solennel et sans appel.
En levant la tête vers le ciel, notre regard croise toujours l’Ararat, majestueuse montagne, l’âme de l’Arménie qui lui a été volée et qui du haut de sa grandeur crie à ceux d’en face la VÉRITÉ : pour leur rappeler tous les jours ce qu’ils ont toujours nié, pour leur dire qu’en organisant ou permettant l’assassinat de Hrant Dink, un autre génocide a été commis, et qu’en érigeant un monument à la mémoire des « martyrs » turcs assassinés par les Arméniens, ils ont dépassé le négationnisme pour atteindre l’arrogance.