Un héros de notre temps

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 12 mai 2016

Le titre de cet éditorial est emprunté à un roman de l’écrivain russe Mikhaïl Lermontov, qui se déroule dans le Caucase. Cependant, le héros de notre temps, Garo Paylan, n’a rien en commun avec le protagoniste de Lermontov, Pechorin, qui est une figure byronienne qui doute.
Par ailleurs, de nombreux écrivains russes ont été fascinés par le Caucase, sinon par ses habitants. En plus de Lermontov, le roman de Léon Tolstoï, « Hadj Mourad », porte sur la Tchétchénie. Mais plus notoire est la description des Arméniens par Alexandre Pouchkine dans ses mémoires « Erzouroum », précédant l’amiral Mark Bristol, stationné à Istanbul en tant que Haut-Commissaire des Etats-Unis, qui défait dans ses rapports ce que l’ambassadeur américain durant l’Empire ottoman, Henry Morgenthau, avait documenté sur le génocide arménien.
Maintenant, sorti de nul part, un héros arménien a émergé en Turquie, contredisant à bien des égards l’arménien typique d’Istanbul, qui, à travers l’expérience brutale a appris à être extrêmement prudent et conservateur en paroles et en actes. Pour les Arméniens d’Istanbul, par exemple, les partis politiques traditionnels arméniens sont des entités toxiques et ils refusent de s’en approcher.
A la suite de l’expérience du génocide, ils se sont façonnés des personnages selon le schéma kémaliste, au cours de laquelle les manuels d’histoire vomissaient leur venin sur les Arméniens. Les Arméniens ont également survécu à la période punitive de l’impôt sur la fortune, aux pogroms du 6 septembre 1955, et la surveillance constante de la police. Pour survivre ou vivre plus confortablement, ils doivent contourner leur identité ethnique.
Garo Paylan brise ce moule comme le journaliste Hrant Dink l’avait fait avant lui, à ses propres risques. Depuis son entrée du parlement turc au sein du parti HDP, Paylan a mené une bataille sans relâche pour les droits humains et les droits des Arméniens. Pour être juste, les trois membres arméniens du Parlement, membres de différents partis politiques, n’ont accepté aucun compromis sur les questions arméniennes.
L’une des batailles de Paylan a été la saisie de l’Eglise arménienne St-Giragos, à Sur, Diyarbakir. Il a demandé au premier ministre la raison de cette « expropriation immédiate » de « 6 300 parcelles de propriété. » Il a également demandé des éclaircissements quant à savoir si « la décision de les exproprier affectait les églises arméniennes, assyriennes et chaldéennes. »
Les raisons de cette enquête étaient nombreuses. Durant une très courte période, St-Giragos, après sa rénovation, était devenu un symbole attrayant et une source d’inspiration pour les Arméniens cachés de Turquie, qui tentaient de récupérer leurs racines. Mais dans un plus large contexte, le gouvernement semble entretenir un plan secret de réinstallation. Comme Diyarbakir est devenu un foyer d’activisme kurde, le président Recep Tayyip Erdogan a lancé une guerre d’extermination et de relocalisation. De nombreux réfugiés syriens ont été conduits vers la région.
L’historien turc Taner Akçam est cité dans le New York Times, « La résolution des conflits ethniques et religieux grâce à l’ingénierie démographique est une politique du gouvernement turc qui remonte à plus d’un siècle. Les derniers développements dans Sur doivent être vues dans ce cadre. »
En outre, Erdogan semble avoir appris la stratégie de Lénine en sens inverse; un pas en avant et deux pas en arrière. Après le retour de quelques-uns des biens confisqués à la communauté arménienne, il a obtenu les félicitations de l’Union européenne, puis tout à coup, il a inversé sa politique en confisquant d’autres propriétés.
L’épisode suivant de la croisade de Paylan a eu lieu au Parlement turc le 21 avril, où il a agité les photos de 15 membres arméniens du Parlement ottoman assassinés en 1915. Puis il a demandé au gouvernement de récupérer leurs restes et de leur donner des sépultures appropriées, conforme à leur statut.
Alors que cet acte de défiance avait lieu sous l’œil des caméras, le vicaire du Patriarcat arménien, Mgr Aram Atesian, faisait la lecture de la déclaration sournoise d’Erdogan à l’église « notre douleur commune » qui réaffirme la politique officielle du gouvernement voulant que des Arméniens ont été tués durant la Première guerre mondiale, et que la Turquie a également souffert, et que par conséquent, tout le monde est quitte, comme si les Arméniens étaient responsables des pertes de la guerre.
Le dernier spectacle a eu lieu le 2 mai, à nouveau au Parlement, lorsque Paylan a été attaqué par des membres du parti AKP. La scène était horrible. Les partisans de M. Erdogan, en costumes et cravates, ont bondi de leurs sièges comme des animaux sauvages pour attaquer Paylan, tandis qu’un autre membre du Parti HDP pro-kurde, auquel Paylan appartient, a crié : « Vous ne faites pas partie de ces terres. Vous avez usurpé et détruit les civilisations grecque, arménienne et assyrienne. Vous pouvez me tuer, mais je dois dire la vérité. »
Ce qu’ils ne pouvaient pas faire le 24 avril, ils l’ont fait le 2 mai, avec brio. La scène aurait dû être sous-titrée : « la démocratie turque en action. »
La bagarre a éclaté durant la session d’un comité parlementaire qui approuvait un projet de loi visant à lever l’immunité des parlementaires HDP. En plus de la légende sur la bagarre au Parlement, il convient d’ajouter le commentaire du Département d’Etat pour mettre en évidence l’absurdité et l’ironie de la politique américaine. Selon le porte-parole du département d’Etat américain John Kirby : « Eh bien, encore une fois, telle une démocratie parlementaire, la Turquie a établi des procédures démocratiques qui permettent de déterminer à qui s’adresse l’immunité et en quelles circonstances elle peut être levée. »
Après les courbettes de la chancelière allemande Angela Merkel devant Erdogan, après l’avoir soudoyé avec six milliards d’euros pour ramener en Turquie les réfugiés syriens, et reprendre les négociations d’adhésion avec l’Union européenne, il semble que c’est maintenant le tour de Foggy Bottom de s’incliner devant les tyrans turcs.
L’attaque contre Paylan a été l’éclat d’une haine ethnique.
« Il est clair qu’ils me ciblaient, » a déclaré Paylan après la bagarre. « Beaucoup de députés m’ont attaqué d’une manière planifiée. J’ai été la cible et ai été tabassé environ 100 fois en 20 ou 30 secondes. Ensuite, ils ont utilisé des mots racistes et un discours haineux contre moi. A ce stade, nous pouvons parler du fait que je suis arménien, parce que les discours sont des discours de haine directement liés à mon identité arménienne. Ils ne peuvent pas digérer qu’une personne d’origine arménienne révèle leurs mensonges et se tienne debout. Ils veulent voir les Arméniens leur obéir. Moi, comme Arménien, je lutte pour mes droits, je suis donc visé et soumis à une tentative de lynchage. »
Garo Paylan, Selahattin Demirtas et l’ensemble du groupe parlementaire HDP symbolisent l’obstacle à la marche brutale d’Erdogan vers le pouvoir absolu. Par conséquent, il s’est engagé dans une bataille sur deux fronts ; le premier est une campagne aux proportions atroces contre la population kurde, par le biais d’assassinats et leur relocalisation. L’autre dimension de sa politique est une action législative pour refuser l’immunité parlementaire à tout député connu pour avoir défié son autorité.
Le 9 mai, Amberin Zaman, journaliste respecté en Occident, a écrit : « Ces derniers mois, Washington a fait marche arrière pour accommoder la Turquie… Washington a dit peu ou rien sur les violations des droits humains, qualifiées de brutales, par les forces de sécurité turques envers l’opposition alors qu’ils débusquent les militants du PKK cachés dans des quartiers des villes principalement kurdes, du sud-est de la Turquie. »
Ce carnage répète le scénario du Rwanda où un génocide a été perpétré alors que le président Clinton a tourné la tête, puis, une fois hors du bureau ovale, a présenté des excuses aux familles des victimes à Kigali. Il semble que M. Obama imitera cet opportunisme politique.
Sur sa route vers le pouvoir absolu, M. Erdogan a même évincé son fidèle allié, le Premier ministre Ahmed Davutoglu. Se référant à cette manœuvre politique, l’écrivain Metin Guncan a écrit : « Il y avait aussi la démission du Premier ministre Ahmet Davutoglu, que Mustafa Akyol décrit comme finissant par être une « légère nuisance » pour la candidature d’Erdogan au pouvoir absolu. » Akyol écrit : « La seule façon pour Davutoglu d’avoir « trahi » Erdogan a été qu’il a essayé d’être relativement modéré et moins autoritaire. »
Incidemment, M. Davutoglu a été l’architecte de la politique d’Ankara en Syrie, politique devenue un fiasco absolu.
Maintenant que le prochain Premier ministre désigné est le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, le décor est planté pour un sultanat dynastique.
La prochaine étape de la marche d’Erdogan vers le pouvoir est la refonte du parlement, qui va lever l’immunité des membres de l’opposition pour les mettre en prison et reprendre les sièges laissés vacants pour ses propres membres du parti. Eyyup Doru, le représentant HDP en Europe, a averti que cette mesure pourrait conduire à une guerre civile. Le mouvement niera la représentation des Kurdes, des Arméniens, des Assyriens, des Yézidis, des Alévis et autres chrétiens du Parlement, une représentation pourtant saluée par l’UE comme étant un « progrès démocratique. »
« La session plénière se chargera de la question, le 16 juin. Si elle est adoptée, 46 (sur 59) députés HDP vont perdre leur immunité et seront emprisonnés. Si cela se produit, le conflit déjà intense dans la région kurde de Turquie dégénérera en une guerre civile qui provoquera l’exode de millions de personnes, » a prévenu Doru.
Erdogan a étendu le concept de terrorisme afin d’y inclure des universitaires, des journalistes, des hommes d’Etat indépendants, bref, tous ceux qui s’opposent à son ascension au trône de sultan.
Dans une violation évidente de ses propres valeurs, l’administration américaine achète la version d’Erdogan de « terroristes » et déclare que « la Turquie applique ses propres procédures démocratiques » pour justifier les purges effectuées par Ankara.
L’Occident a créé un monstre, et est maintenant forcé de jouer avec ses règles brutales.
Paylan, Demirtas et leurs collègues sont prêts à faire face à des mesures punitives. Tel est le prix qu’ils sont prêts à payer pour leurs croyances. Il peut sembler paradoxal que, après avoir été attaqué ouvertement au parlement, la prison semble être un endroit plus sûr pour Paylan. Si Hrant Dink avait été emprisonné, il serait peut-être encore en vie aujourd’hui.
Garo se tiendra debout en prison et hors de prison, comme l’a fait Nelson Mandela.
Il se tient debout pour les 15 parlementaires arméniens de l’époque ottomane. Il se tient debout pour tous les morts et les vivants, car il est incontestablement un héros de notre temps.

 

Traduction N.P.