Un trajet en auto, fluide et reposant, dont la durée échappe à une raison qui bascule dans l’irréel, hypnotisée par un paysage ensorcelant d’une nature enchanteresse parée d’une verdure fraîche et luxuriante au bord d’une surface d’eau miroitant les reflets cuivrés et dorés d’un soleil couchant. Un petit bâtiment simple et élégant paraît, au bout du parcours, d’un air accueillant et invite les spectateurs à prendre place dans l’intimité de sa chaleureuse et radieuse salle de théâtre où, dans quelques instants, une action va se dérouler sur ses planches pour représenter, avec art, philosophie et humour, un épisode riche et compact de la vie humaine.
L’histoire se passe dans un somptueux et immense palais du XVIIe siècle qui compte 366 chambres, au nombre des jours d’une année bissextile, pour couper la monotonie du rythme quotidien, empêcher l’ennui et l’écœurement et assurer la jouissance et la satisfaction des prestigieux habitants de la superbe construction. Tous les éléments scéniques, dont l’éclairage, le décor, les accessoires et les costumes, sont, cependant, simples, voire sobres, pour n’attirer l’attention que sur les personnages et les événements.
Un jeune homme affairé est au centre de l’intrigue. Il est en plein déménagement pour s’établir dans le magnifique et vaste palazzo. Son air modeste et effacé dénonce un écart flagrant entre le lieu flamboyant et son nouvel occupant. C’est un mari aimant et attachant qui déborde d’énergie et d’ambitions. Il vit, pourtant, en marge d’une société qu’il juge injuste et cruelle où tout s’acquiert moyennant des travaux relevant des corvées qui débouchent sur de dures confrontations, de douloureux tiraillements et d’interminables conflits exténuants. Pour s’éloigner de cette néfaste réalité et respecter sa nature pacifique et ses capacités limitées, il décide de déménager, avec sa jeune et ravissante épouse qu’il adore, au splendide et spacieux édifice dont l’occupation est gratuite, faute d’acheteurs et de locataires.
Terni par des rumeurs qui circulent dans le voisinage que les fantômes hantent, depuis de longues années, les lieux, la luxueuse bâtisse est délaissée de tout le monde et personne n’ose en approcher, malgré sa beauté et ses généreuses et séduisantes commodités. Ses orgueilleux et silencieux murs, majestueusement dressés, gardent jalousement les secrets d’un drame épouvantable dont ils étaient témoins.
Construit par un puissant seigneur pour immortaliser son amour à sa belle épouse adorée, le palais était destiné à être un monument qui abrite sa passion et ses fougueux sentiments. Toutefois, le suzerain surprit, une fois, son épouse bien-aimée dans les bras de son amant alors qu’elle pensait qu’il était absent. Vilainement blessé dans son cœur et son honneur, le châtelain érigea, sur-le-champ, une muraille en béton entre lui et le couple maudit pour l’éclipser totalement de sa vue et, en même temps, se venger en l’enterrant vivant au berceau de sa trahison. Or, depuis le tragique incident, personne n’a jamais su dans quelle pièce de l’imposant bâtiment, les condamnés ont été emmurés pour passer leurs dernières heures dans les ténèbres et la terreur.
Surmontant tant bien que mal sa peur, le jeune mari et nouveau locataire s’installe dans sa nouvelle demeure et tait à son épouse le côté effrayant de l’affaire. Il est déterminé à commencer une nouvelle page dans sa vie où il évite résolument les échecs du passé et lance un projet qui lui permet de goûter aux délices d’une existence paisible et aisée. Il veut profiter, au maximum, de la chance exceptionnelle qui lui a été accordée pour jouir de sa résidence de rêves et gagner, simultanément, son pain en la transformant en hôtel de luxe qui reçoit une clientèle fortunée et de renom.
Or, au moment où il s’apprête à croquer à la vie à pleines dents, son épouse traîne avec elle les mordantes déceptions de son mariage. La jeune femme, malgré son amour pour son mari qu’elle a choisi, est profondément blessée par son attitude qui semble irresponsable et qui lui réserve une place médiocre dans une société qui le dégoûte par ses absurdités et qui le rejette, à défaut de la comprendre et de l’apprivoiser. Pour compenser les lacunes de son époux et atténuer les conséquences décevantes de sa vie nonchalante, elle avait élu, en cachette, un amant qui l’a suivie en déménageant. Voulant passer inaperçu, il se fait prendre pour un fantôme.
L’amant de la jeune épouse est un superbe jeune homme galant et prospère qui est fou amoureux d’elle. Il délaisse sa jeune et belle femme aimante et dévouée, prête à mourir pour lui, ainsi que ses deux petits enfants, pour courir après ses amours pour une femme mariée dont la désolation et l’amertume attirent dans leur piège la fine qualité des hommes qui sacrifient, sans regret, ce qu’ils ont de plus précieux pour conquérir une femme au présent malheureux.
Perdu dans son univers imaginaire, le mari est dupé de l’amant par l’argent et cherche à sortir de sa détresse financière, qui ne finit guère, en lui réclamant davantage des fonds. Il finit par lui soutirer un grand montant, avant que son bienfaiteur de fantôme ne disparaisse pour de bon.
Le palais n’est, en effet, hanté que par ses occupants qui sont dominés par leurs propres démons qui alimentent ironiquement leur imagination et influencent sarcastiquement leur comportement pour transformer les chimères en réalité et la vérité en illusion.
Un spectacle passionnant qui achemine ingénieusement un message clair et patent : l’être humain est habité par ses propres fantômes qui surgissent quand il leur donne la place. L’idée est bien communiquée peu importe la langue de l’interprétation, qu’elle soit en français, en arménien ou en italien, langue dans laquelle l’œuvre a été conçue, en 1946, par son auteur, le talentueux dramaturge italien contemporain Eduardo de Filippo (1900-1984), sous le nom de « Questi Fantasmi », traduit en français par « Sacré fantôme ». Par la profondeur, l’originalité et la simplicité de sa vision et de son expression, De Filippo confirme qu’il incarne la preuve que les questions graves sur les réalités de la vie peuvent se poser en toute légèreté et produire tout leur effet. Ce qui rend son œuvre immortelle et adaptable à tous les temps et à toutes les sociétés.
Repris à la saison théâtrale montréalaise du printemps 2016, par la troupe de théâtre arménienne de notoriété mondiale, Hay Pem, qui œuvre en étroite collaboration avec l’Association culturelle Tekeyan, basée à Montréal, le spectacle a été présenté, au théâtre du Collège Beaubois, en arménien surtitré en français, tout en portant, cette fois-ci, le nom de « Ces fameux fantômes ».
Cette nouvelle et récente adaptation théâtrale de l’œuvre est comme un vent de fraîcheur qui souffle sur ses idées et ses péripéties pour les raviver et les rajeunir par la modernité, la particularité de la conception et la mise en scène ingénieuse et talentueuse de la réalisatrice innovante, Nancy Issa Torosian. Grâce à sa perspicacité et à son extrême habileté à se servir harmonieusement des différents outils de l’art scénographique, dont les images et les chants, Nancy a bien modernisé, enrichi et doré l’action pour rendre ses représentations un ajout réussi et louable à la valeur de l’ouvrage.
Remarquablement sélectionnés et dirigés, les talents prometteurs de Hay Pem ont ébloui de leur authenticité, de leur vivacité et de leur éclat. La peau des personnages seyait parfaitement à chacun des acteurs dont la performance rivalisait avec celle des meilleures vedettes du monde théâtral. Il est à noter que la diversité culturelle est un facteur majeur qui joue en faveur du succès retentissant de la troupe. Car c’est bien palpable que chacun de ses membres s’investit à fond dans son travail et y reflète son art et sa culture qui confèrent à son effort, sincère et dévoué, une valeur spéciale, un sens unique et un goût particulier.
Du héros du spectacle, Rafael Khatchadourian, agile et habile, dont les origines sont libanaises; à la pathétique épouse qui trahissait, à son grand damne, son mari, l’émouvante et aérienne Syrienne, Arpy Soghomonian; à l’amant passionné et obstiné, le Syrien doué, Nerses Khatchoyan; à l’éblouissante mezzo-soprano canadienne, Arminè Kassabian, dont la force et la beauté de la voix ont vivement touché les cœurs; au voisin, professeur, Patrick Kamel, d’origine égyptienne, qui ne parvenait pas à s’exprimer et faisait pouffer les spectateurs de son air drôle qui simulait de parler; ainsi que leurs collègues, sur scène et en coulisses, ils sont, tous, des ambassadeurs extraordinaires de leurs pays qui, en dépit des guerres et des conflits sanglants qui déchirent la plupart d’entre eux, ont relevé le défi de vaincre le mal par le sourire et l’art raffiné qui répare et édifie.
Amal M. Ragheb
Journaliste internationale et écrivaine