L’Arménie a besoin d’une approche visionnaire

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 19 mai 2016

Le centenaire du génocide arménien a été commémoré l’an dernier. Les cérémonies et les activités politiques en constante évolution se sont révélées d’une grande portée, si bien que les gens ont commencé à se demander comment agir l’année suivante pour égaler ou surpasser les commémorations de 2015.

A l’occasion du 101e anniversaire, l’Azerbaïdjan a perpétré une guerre de quatre jours, à l’instigation d’Ankara. Les pertes ont été lourdes et l’humeur sombre en Arménie. Malgré l’adversité, une commémoration digne a eu lieu, afin d’élargir l’horizon. Les évènements qui ont accompagné la commémoration de cette année en Arménie prouvent qu’en tant que nation, nous nous sommes émancipés et n’avons plus l’esprit paroissial qui, jusqu’ici, avait façonné notre pensée politique.
Nous avons toujours pensé que notre victimisation était connue du monde, et donc que nous avions droit à une certaine justice. Malheureusement, les processus politiques ne fonctionnent pas de cette manière. A moins que nous n’élevions notre douleur à un niveau universel et la partagions avec le monde entier, nous demeurons à l’écart. En outre, à ce niveau, il y a une certaine réciprocité tacite ; si nous ne nous soucions pas et ne partageons pas la douleur d’autrui, pourquoi devraient-ils se soucier de nos problèmes ?
Les Juifs sont également pris dans cette dichotomie ; certains d’entre eux affirment le caractère unique de l’Holocauste, exigeant le châtiment suprême, mais les plus éclairés considèrent le phénomène de l’Holocauste dans la perspective de l’inhumanité de l’homme envers l’homme et sympathisent avec les autres victimes des exterminations de masse.
Quelles que soient les activités qui ont eu lieu en Arménie cette année, nous pouvons parler de l’universalisation de notre douleur collective. La référence est en lien, bien sûr, avec le prix « Aurora pour le réveil de l’humanité », une idée originale de Rouben Vardanian, Noubar Afeyan et Vartan Gregorian. La présentation du prix par George Clooney en a fait un événement médiatique colossal, en plus de son immense aspect humanitaire.
La gagnante du prix est une personne éloignée de l’Arménie. C’est Marguerite Barankitse, une humanitaire qui a fondé la Maison Shalom au Burundi. Comme première lauréate du Prix Aurora, Mme Barankitse recevra 100 000 $ et par donation remettra un million de dollars à des organismes qui ont inspiré son travail. Elle a sauvé près de 30 000 enfants et en 2008, a ouvert un hôpital qui a traité 80 000 personnes.
Certains pourraient penser que l’argent du prix aurait pu être utilisé à des fins plus urgents en Arménie. Mais ce serait de l’auto-service. L’impact du prix a été mondial et bénéficiera, éventuellement, à l’Arménie et aux Arméniens à bien des égards. Une personne désintéressée dévouée à sauver les enfants est quelque chose que nous, les Arméniens, avons connu. Alors que des dizaines de milliers d’enfants ont été noyés par le gouverneur de Trabzon dans la mer Noire, des enfants qui ont été sauvés par des bénévoles et des missionnaires occidentaux.
« Marguerite Barankitse sert comme un rappel de l’impact qu’une personne peut avoir même lorsqu’elle rencontre la persécution et l’injustice apparemment insurmontables », a déclaré Clooney lors de la présentation du prix.
Rouben Vardanian est tombé dans les mêmes paramètres quand il a fondé l’Ecole Internationale Dilijan, ce qui a permis à l’Arménie d’être un aimant pour les étudiants internationaux.
Une autre leçon est à tirer de ce phénomène ; le concept et l’exécution de la mondialisation de notre cause ne proviennent pas de nos structures traditionnelles du pouvoir, laïque et religieuse ; ils proviennent d’individus dont le porte-monnaie, les impulsions et les perceptions sont synchronisées.
Cette action humanitaire générera également des dividendes politiques.
Il nous incombe, par conséquent, d’harmoniser notre réflexion en fonction du projet décrit ci-dessus.
Nous avons une lutte perpétuelle avec la Turquie. Alors que notre pouvoir diminue progressivement en Arménie et en diaspora, la Turquie, elle, s’élève à la hauteur d’une puissance régionale. Notre combat est un peu celui de David contre Goliath, si nous ne nous alignons pas avec d’autres groupes qui ont souffert aux mains des Turcs, en particulier les Grecs et les Kurdes.
Nos relations politiques avec les Grecs ne sont pas très développées, surtout en diaspora.

Heureusement, l’Arménie coopère avec la Grèce d’état à état.
Les Kurdes mènent une lutte à mort pour le moment, et nous regardons en simples spectateurs. Certes, nous avons quelques griefs passés envers les tribus kurdes utilisées historiquement par les autorités turques afin de massacrer les Arméniens et usurper leurs propriétés. Mais, de nombreux Kurdes ont compris les erreurs des générations précédentes et des dirigeants individuels ou en groupes se sont excusés publiquement. Ils apprécieront certainement le prix de leur amitié avec les Arméniens, une fois qu’ils auront acquis leur autonomie ou l’indépendance en Irak, en Syrie et en Turquie.
La Turquie mène actuellement un impitoyable massacre des Kurdes, autorisé par l’Occident, qui se donne bonne conscience en qualifiant les Kurdes de terroristes. Outre les atrocités et les batailles au sein même de la Turquie, cette dernière a créé un bouleversement du pouvoir en Syrie en soutenant l’EI et le meurtre des Kurdes en pleine contradiction avec la politique américaine.
« Sous prétexte de lutter contre les membres du PKK, les autorités turques bombardent les infrastructures et les quartiers résidentiels de Sirnak et Diyarbakir, » dit Hoshin Ebdullah, un avocat kurde et militant des droits humains. « Des dizaines de civils sont tués, des centaines de blessés et des dizaines de milliers de personnes déplacées en raison des opérations brutales des forces turques dans la partie sud-est du pays, » a déclaré Ebdullah.

« Il y aurait plus de 100 000 personnes déplacées depuis deux mois, tandis que d’autres demeurent dans les villes et villages bombardés de la région kurde. »
Une crise humanitaire est créé par l’homme au vu et au su du monde entier, mais l’opportunisme politique oblige les pouvoirs en place à garder le silence.
Les députés kurdes du parlement turc ont osé. L’un d’eux, une femme, a prononcé un discours passionné, criant : « Vous allez payer pour le sang que vous versez au Kurdistan. »
Des clips vidéo montrent d’autres Kurdes qui expriment leur indignation. Ils mentionnent tous que les Turcs proviennent d’Asie centrale, et qu’ils ont pris les terres des Arméniens, des Assyriens, des Grecs et des Kurdes.
Ils sont tous conscients que le président Erdogan a manipulé la législation afin de lever leur immunité parlementaire et les envoyer en prison.
Même si Erdogan ne peut recueillir suffisamment de voix, rien ne l’empêchera d’envoyer les parlementaires kurdes en prison.
Depuis les dernières décennies, les Kurdes de Turquie se battent pour leur indépendance. Leur chef emprisonné, Abdullah Ocalan a atténué ses exigences envers certains droits linguistiques et culturels. Les négociations se sont poursuivies entre le gouvernement et les dirigeants kurdes. Mais, en juillet 2015, Erdogan a changé de discours et a commencé sa guerre contre les Kurdes, une guerre qui a causé 40 000 morts depuis 1980.
Erdogan a eu recours à la guerre parce qu’il considérait le bloc kurde au parlement comme un obstacle à son ascension vers le pouvoir absolu. Mais surtout, au vu des développements en Irak, où un Kurdistan autonome est apparu, et en Syrie, où les Kurdes ont presque taillé une enclave pour eux-mêmes, il n’a pas été très difficile pour lui de prévoir l’effet domino que ces développements pourraient provoquer en Turquie.

Les Kurdes se battent pour ces mêmes terres revendiquées par les Arméniens. Qu’ils parviennent à l’autonomie ou à l’indépendance, les Arméniens devront traiter avec eux.
Qu’est-ce que les Arméniens font aujourd’hui tandis que les Kurdes ont besoin de leur soutien?
Les Arméniens sont devenus, en grande partie, apolitiques. Ils auraient, sinon, envoyé des volontaires. Mais les Kurdes ont surtout besoin de soutien politique afin de se faire entendre. Il serait légitime de coordonner nos actions politiques avec celles des Kurdes, de sorte qu’en plus d’excuses officielles, nous pourrions obtenir quelques concessions territoriales de leur part. En étant à leurs côtés, nous aurons déjà gagné 90% du raisonnement.
Il est temps pour les Arméniens d’avoir une politique visionnaire et créatrice.

 

Traduction N.P.