Afin de commémorer le centenaire du génocide arménien, Delphine Jacquart, de son vrai nom Brigitte Tavitian, nous lègue son tout premier roman « Mémoire ».
Inspiré de textes, Nancy Issa Torossian a mis en scène « Je m’appelle Gomidas » qui sera présenté au Centre Culturel Tékéyan les 31 mai et 7 juin 2015. Pour la première fois dans l’histoire du théâtre arménien, la troupe Hai Pem présentera cette pièce en trois langues : français, anglais et arménien.
Maro Kokorian a rencontré Delphine Jacquart.
Maro Kokorian : – Madame Jacquart, je vous remercie de nous accorder votre précieux temps pour cette entrevue.
Delphine Jacquart : – C’est moi qui vous remercie.
MK : – De tous les intellectuels, écrivains, religieux, personnes importantes qui ont souffert de l’exil au cours du génocide arménien, vous avez été particulièrement touchée par Vartabed Gomidas, pourquoi ?
DJ : – Ce livre a vraiment une histoire pour moi. Il est très symbolique. Un vendredi matin de 2013, je me suis levé à 3h00; j’ai vu, près de moi, dans la lumière, une ombre vêtue d’une longue robe blanche, sans apercevoir le visage; je me suis, tout de suite, dirigée vers ma table de travail. J’écris toujours à la main, et j’ai écrit « Khatchkar » sur une feuille. J’ai tourné la page, et j’ai écrit : « Je m’appelle Gomidas, Gomidas Vartabed, je m’appelle Gomidas ». J’ai posé mon crayon; je me suis mise à pleurer. Je savais qu’il était à côté de moi.
Et j’ai attendu. J’ai commencé à me mettre dans l’atmosphère; j’étais très impressionnée. J’ai repris mon crayon, et les mots sont venus naturellement. J’étais avec lui dans le couloir de cet hôpital psychiatrique, et je voyais ce qu’il voyait. Les 20 dernières années de sa vie. Je ne voyais pas le Gomidas heureux, le grand compositeur, mais seulement sa souffrance, la souffrance de ses derniers moments.
Ce texte, je l’ai écrit en une seule journée, avec uniquement quelques retouches. C’est le texte tel que je l’ai ressenti. A la fin de la journée, j’ai posé mon cayon, le texte était prêt. Je l’ai montré à mon fils cadet qui m’a incité à poursuivre. Il a dit : « Maman, je l’aime beaucoup. Je voudrais que tu continues dans la même veine. Tu n’as jamais écrit sur les Arméniens, tu as écrit sur beaucoup de choses sauf sur cela, et tu nous laisserais ce livre en héritage. »
MK : – Votre livre « Mémoire » se compose de 4 textes, « Khatchkar », « Témoignage », « Exil » et « Pèlerinage ». Pourquoi précisément ces titres ?
DJ : – C’est « Khatchkar », la pierre angulaire; c’est l’assise de notre religion, de ce que nous sommes, de notre identité. « Témoignage », toutes les familles arméniennes ont un témoignage, un drame qui découle du génocide. « Exil », ma grand-mère était dans les caravanes. J’avais 6 ans quand elle me racontait ces histoires et c’est à elle que j’ai dédié ce texte. Enfin le plus long et le plus difficile, celui qui va en profondeur, c’est certainement « Pèlerinage ». Ça m’a pris beaucoup de temps pour l’écrire. Je me suis levée à 2 heures du matin, rien que pour chercher un mot, il fallait qu’il soit juste, et tant que je n’avais pas le mot qui voulait dire exactement ce que je ressentais, je poursuivais ma recherche; ce n’était pas évident. Ce texte m’a obligée à comprendre Gomidas et Gomidas m’a obligé à écouter et à entendre. « Pèlerinage » m’a appris à comprendre mes origines, à aller jusqu’au fond de moi, à remonter très loin dans l’histoire des Arméniens. Il m’a réconciliée avec moi-même, parce que j’ai toujours vécu la dualité de deux cultures. Une mère franco-espagnole, un père arméno-libanais. Toujours prise entre les deux, un genre de conflit de loyauté de l’un vis-à-vis de l’autre. Plaire à l’un, plaire à l’autre.
En 2013, j’ai écrit « Mémoire », je l’ai envoyé à mon reviseur, un québécois. Très touché, il est tombé amoureux du texte. Il ne connaissait rien à l’histoire des Arméniens. Je me suis dit : « Tiens, ça touche à quelqu’un qui n’est pas arménien. » Ça m’a interpelée. J’ai fait lire le livre à quelques amies québécoises; elles se sont mises à pleurer. Elles étaient émues et m’ont dit qu’il fallait absolument le publier ici.
MK : – Le premier texte est dédié à Vartabed Gomidas. Les trois derniers sont plutôt les souvenirs transmis par les vôtres. Quelle est la relation entre Gomidas et les vôtres ?
DJ : – Gomidas, c’est le chantre des Arméniens, c’est la grande référence. Il a témoigné du génocide parce qu’il y a survécu. Comme il était célèbre, son histoire a dépassé les frontières. Mais comme je vous l’ai dit, c’est Gominas qui est venu me chercher. Initialement, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre. « Mémoire » est venu à cause de « Khatchkar ». « Mémoire » est né grâce à Gomidas, je ne l’ai pas sollicité. Il est venu à moi.
Et c’est sur l’impulsion de ce vendredi matin que j’ai écrit ce texte, et qu’est né « Mémoire ». C’est une poursuite de l’histoire. C’est le génocide. C’est lui qui a tout initié. Il a voulu que je commence ma carrière dans ma communauté.
MK : – En couverture de votre livre, il y a une toile du peintre Renée Cohen Capriolo. Pouvez-vous nous parler de ce peintre ainsi que son tableau ?
DJ : – Je n’ai malheureusement pas connue la peintre; par contre sa fille est juge, et je travaille pour elle depuis 10 ans. Dans son bureau, comme chez elle, ce sont les œuvres de sa mère qui décorent les murs, et dès que j’ai commencé à travailler avec elle, j’ai aimé ses tableaux. Tout est relié : ma relation avec ma patronne, et avec ce livre. Lorsque je lui ai demandé une illustration pour la couverture, elle ne m’a montré qu’un seul tableau.
La première chose qui m’a frappée, ce sont les deux oiseaux, les grues « Groung ». Comme je parle de Gomidas, c’est la première chose que j’ai vue en regardant le tableau.
Ensuite, on voit que c’est un génocide, que c’est un holocauste. Les visages sont très représentatifs. C’est le premier tableau que j’ai vu et j’ai dit « C’est celui-là que je veux. Il est lié à ce livre. Il y a beaucoup de symboles ».
MK : – Ce livre est un grand honneur pour les Arméniens du monde entier. Quelle a été votre réaction lorsque Nancy Issa Torosian vous a demandé la permission de mettre en scène « Je m’appelle Gomidas » ?
DJ : – D’abord la surprise; je ne m’y attendais pas du tout. Je ne connaissais pas Nancy et Nancy ne me connaissait pas.
A notre premier contact, au téléphone, j’ai senti que c’était une femme très communicative et d’une sensibilité exacerbée. Je n’ai pas vu ses autres mises en scène. Je vais découvrir Nancy à travers « Katchkar », à travers « Je m’appelle Gomidas. » Ce qui m’intéresse, c’est de voir, comment Gomidas l’a interpelée comme metteur en scène. Moi, il m’a sollicitée comme auteur. Je suis pressée de voir comment. C’est un grand honneur pour moi. Je suis très fière et très heureuse parce que ma première publication est pour ma communauté. Je suis impatiente d’être au 31 mai 2015.
MK : – Quel message aimeriez-vous transmettre à la nouvelle génération arménienne ?
DJ : – J’aimerais leur dire de continuer. Ce que nous avons vu cette année. Nous n’avons plus à baisser la tête et je le dis dans « Témoignage ». Il faut continuer non seulement pour nous, mais pour tous les autres qui ont vécu un génocide. Nous sommes le porte-étendard de toutes les victimes de génocides.
Les autres ont eu le courage de marcher avec nous. Ils ont vu que 100 ans plus tard, nous sommes toujours aussi forts, que nous n’avons pas lâché, que nous n’avons pas oublié et que nous n’oublierons jamais. Je pense que tout ce qui se passe actuellement est un signe d’optimiste, très positif. Je pense aussi que puisque tout a commencé dans une gare d’Istanbul, où ils ont rassemblé et tué nos intellectuels, nos poètes, la fin viendra par de grands intellectuels turcs, et le mouvement est déjà amorcé, je crois que la plume va faire bouger beaucoup de choses. Nombreux sont ceux qui ont déjà reconnu le génocide, et ont demandé pardon. Cela va nécessairement faire bouger les choses en Turquie. Il y aura un Voltaire quelque part. J’y crois, nous sommes très forts et il faut continuer. Je suis persuadée que les intellectuels turcs vont jouer un très grand rôle dans ce qui va se produire. Je leur fais confiance.