L’Allemagne cautionne la Turquie

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 29 octobre 2015

Deux nations ont été les auteurs des deux plus grands génocides du 20e siècle : la Turquie et l’Allemagne. Il y a beaucoup d’affinités entre ces deux nations. En anéantissant leurs minorités, elles se sont surpassées l’une et l’autre. Durant la Première Guerre mondiale, ces deux nations étaient des alliés et les recherches historiques récentes ont déterré la culpabilité allemande dans l’administration et l’administration du génocide arménien durant l’Empire ottoman.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a secrètement aidé l’effort de guerre allemand, jusqu’à ce que les Alliés émergent comme les vainqueurs. Ainsi, dans un ultime effort, les dirigeants turcs ont, pour sauver le pays de la désintégration, déclaré la guerre contre un Reich en ruine.
Aujourd’hui, une nouvelle alliance se forge entre ces deux anciens alliés. L’Allemagne est membre de l’OTAN. Elle est également membre de l’Union européenne (UE), sinon son moteur. La plupart des membres de l’UE ont des vues divergentes en ce qui concerne le président turc Erdogan. Le dénominateur commun de leur approche a été de faire obstruction à son adhésion à l’UE. L’Allemagne et la chancelière Angela Merkel ont toujours préconisé une « saine distance » entre l’Europe et la Turquie. La position de l’Allemagne était d’offrir un statut spécial à la Turquie en Europe, mais jamais une totale adhésion.
Mais les récents développements politiques semblent avoir changé cette politique. Le Président Erdogan a joué le rôle de l’apprenti sorcier en déclenchant une chaîne d’évènements qu’il n’a pu contrôler; A son instigation, une guerre civile a fait s’effondrer sa politique intérieure, et sa politique étrangère est demeuré coincée dans le bourbier syrien.
Bien que la chancelière Merkel embrasse Erdogan, la Turquie et toutes ses questions brûlantes, elle aurait été mieux servie en optant pour une politique plus prudente, si elle avait tenu compte de l’avertissement de l’un des principaux quotidiens allemands. En effet, dans un long article paru dans Der Spiegel, l’analyste de la situation en Turquie, a écrit « Recep Tayyip Erdogan – un musulman pieux, populiste doué, modernisateur et père du miracle économique du pays – est en passe de devenir un dangereux autocrate, celui qui a traîné sa propre nation dans la guerre civile et a attisé les conflits externes. Il a voulu, tout d’abord, renverser le dictateur syrien Bachar al-Assad, puis il a longtemps ignoré l’État islamique (EI). Maintenant, il lutte contre les Kurdes, seul partenaire de l’Occident dans la lutte contre les extrémistes islamistes. Erdogan rétablit les anciens champs de bataille en agitant la méfiance et le nationalisme. Il emprisonne les journalistes et ses critiques. Ses soldats interdisent l’accès et tirent sur des villes kurdes entières…. [La Turquie] est un pays qui risque de tomber dans la folie collective, conduite par le fanatisme, un nationalisme excessif et de bizarres théories du complot. »
Au début du 21e siècle, Erdogan a eu recours, une fois de plus, à la pratique du nettoyage ethnique, nettoyage que son pays a connu dans les années 1930 sous Atatürk, et plus tard sous le dictateur Kenan Evran, à la suite du coup d’Etat militaire de 1980. Erdogan a déclaré la loi martiale dans la région de Cizre, les journalistes étrangers ont été interdits alors que l’armée turque a mené des bombardements aveugles contre des villages kurdes. Compte tenu de toutes ces atrocités, la chancelière Merkel s’est précipitée en Turquie, allant à l’encontre de sa politique traditionnelle de la tenir éloignée de l’Europe, et a promis un dialogue accéléré avec l’administration Erdogan pour son admission au sein de l’UE.
L’objectif de M. Erdogan de recourir à sa politique violente avait pour but d’intimider les Kurdes de l’intérieur, et de s’assurer la majorité absolue au parlement lors des élections du 1er novembre, et ainsi dévier la possible création d’une enclave kurde le long des frontières de la Turquie.
L’afflux de réfugiés syriens en Turquie est la conséquence des actions d’Erdogan, en provoquant la guerre en Syrie. Ces réfugiés n’ont pas décidé de leur propre chef d’abandonner leur terre natale pour aller chercher un refuge en Turquie. Erdogan lui-même les déplacés, les remplaçant par des extrémistes turcs recrutés au Turkménistan et dans la province chinoise de Xingjian (Ouïgours) pour attiser la flamme de son rêve ottoman. Ensuite, les forces offensives russes en Syrie ont anéanti les plans d’Erdogan, lui donnant une excuse supplémentaire pour crier au loup en Allemagne. Après la visite de M. Erdogan, Angela Merkel, s’est envolée vers Ankara pour récompenser la Turquie de ses crimes.

Erdogan a encouragé ces réfugiés syriens à inonder l’Europe, mal préparée à les recevoir et à les réinstaller. Deux millions de réfugiés syriens ont inondé la Turquie, au coût de 7 milliards de dollars en aide humanitaire. La logique aurait voulu qu’Erdogan soit puni pour avoir créé une telle catastrophe humanitaire, mais la politique ne tient pas compte de ce genre de logique. En plus d’encourager la Turquie dans son rêve de se joindre à l’Europe, la chancelière Merkel a promis d’aider la Turquie, lui fournissant 3,4 milliards de dollars d’aide pour avoir reçu et traité le problème des réfugiés.
Le journal en ligne de la Fondation Culture stratégique publiait, le 22 octobre 2015, « la suggestion de Mme Merkel est d’accélérer l’intégration de la Turquie dans l’UE, en utilisant la gestion des réfugiés comme monnaie d’échange. Comment pouvons-nous organiser le processus d’adhésion de façon plus dynamique, a-t-elle demandé lors d’une conférence de presse à Istanbul. L’Allemagne est prête à rouvrir le chapitre 17 cette année et faire des préparatifs pour les chapitres 23 et 24. »
Les Grecs ont fait preuve d’une duplicité lâche face à la poussée autoritaire de la Turquie en Europe, par démagogie d’abord puis par lâcheté ; une fois de plus le ministre chypriote des Affaires étrangères, Ioannis Kasoulides, a annoncé à Associated Press : « Chypre ne consentira pas à la Turquie de redémarrer les négociations d’adhésion bloquées, car Ankara n’a rien fait pour aider les pourparlers en cours afin de réunifier le pays ethniquement divisé. » Mais d’autre part, le représentant permanent de Chypre à l’UE, Kornelios Korneliou a déclaré à la radio gouvernementale que l’administration chypriote pourrait accepter des discussions avec l’UE qui porteraient sur l’économie et la politique monétaire.
L’Allemagne joue, une fois de plus, son rôle traditionnel de sauveur de la Turquie. Le plan de sauvetage de Mme Merkel envers Erdogan démontre, une fois de plus, combien laide peur devenir la politique.
Si l’Allemagne va de l’avant avec ce revirement de sa politique, l’Europe englobera la Turquie à ses risques et périls.
Alors que la politique se joue à une plus grande échelle, deux questions arméniennes sont déjà les victimes de ces politiques. La première est la résolution du Bundestag sur le génocide arménien. Il est vrai que le président allemand, Joachim Gauck et le président du Bundestag Norbert Lammert ont prononcé des discours au cours de l’année du centenaire, et ont qualifié les massacres de génocide sans mâcher leurs mots, ces discours ne se retrouvent cependant dans aucune résolution officielle.
Le quotidien allemand Der Spiegel du 17 octobre a écrit que le gouvernement allemand exagérait dans sa manière de gagner la Turquie. Le rapport indique que l’approbation de la résolution arménienne, si chaudement débattue en avril au Parlement, sera reportée. Il prétend que le Conseil de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), l’Union chrétienne-sociale (SCU) et le Parti social-démocrate (SDP) ont « tranquillement » accepté de reporter la lecture finale du projet de loi en attendant aussi longtemps que possible. Ironiquement, le seul groupe de soutien de la résolution est le parti des Verts, dont le chef, Cem Ozdemir, un Turc ethnique, a critiqué les autres partis en déclarant : « La coalition a décroché, mais l’horloge continue de tourner et l’année commémorative touche rapidement à sa fin. »
Pourquoi Merkel a-t-elle tellement hâte d’embrasser la Turquie, demande Der Spiegel ? « Le gouvernement allemand a besoin de la Turquie dans sa lutte contre la crise des migrants. La Turquie est importante en ce moment – c’est le pays de transit le plus important pour les réfugiés du Moyen-Orient qui espèrent atteindre l’Europe et en particulier l’Allemagne. »
Alors que le problème des réfugiés est temporaire, l’opportunisme politique de Merkel se traduira par une Europe brandissant en permanence la bannière turque.
L’autre victime est bien sûr la décision scandaleuse de la Cour européenne des droits de la personne, dans l’affaire opposant Dogu Perinçek et son déni du génocide arménien contre la Suisse.
L’on a beaucoup écrit sur la question, en essayant de sauver quelques éléments positifs de la décision. Le fait est que le verdict a clairement été une décision politique plus qu’une décision de justice. Pour justifier cette décision, les experts juridiques, politiquement motivés, ont coupé les cheveux en quatre afin de démontrer que le déni de l’Holocauste juif pouvait être criminalisé en Europe, mais pas la négation du génocide arménien.

Souvenons-nous d’une résolution des Nations Unies en 1975, définissant le sionisme comme une forme de racisme. Israël et ses lobbyistes se sont battus pendant des années, et à travers les Etats-Unis, puis la résolution a été défaite en 1991. Voilà comment la politique peut façonner la légalité de ce genre de cas.
Comme nous pouvons le constater, la Turquie marche triomphalement, grâce à son comportement désastreux, avec des béquilles allemandes. Nous ne pouvons que prier Dieu d’aider les Arméniens et les Kurdes.

Traduction N.P.