ARMÉNIELES FEMMES PRENNENT LES ARMES

Manon Quérouil-Bruneel
Paris Match du 25 novembre 2022

Requiem pour un peuple sacrifié. Comme Anoush, jeune combattante de 36 ans, plus de 200 soldats arméniens ont péri lorsque l’Azerbaïdjan voisin a attaqué la petite république du Caucase, le 12 septembre. Une énième violation du cessez-le-feu par les troupes d’Ilham Aliev, enhardies par leur victoire retentissante de l’automne 2020. Aujourd’hui, les crimes de guerre contre ceux que le dictateur azéri traite de « chiens d’Arméniens » tiennent lieu de politique officielle. Alors que la Russie, son protecteur traditionnel, s’embourbe en Ukraine, l’Arménie découvre, amère, qu’elle ne peut compter que sur elle-même.
Dominé par l’imposant massif du Haut-Karabagh récemment perdu, le petit poste avancé de l’armée arménienne semble dérisoire. La pelleteuse s’acharne à terminer une route de ravitaillement avant l’arrivée des premières neiges. « Les animaux que nous affrontons ne sont pas des ours : eux n’hiberneront pas », lâche Arout, moniteur de deltaplane occupé à consolider une casemate.
L’offensive éclair des 12 et 13 septembre, qui s’est soldée par 300 victimes dans les deux camps, a convaincu ce réserviste de la nécessité de reprendre les armes. Une douloureuse piqûre de rappel de la fragilité du cessez-le-feu signé en 2020 avec l’Azerbaïdjan voisin, alors que l’Arménie pleure toujours ses 3800 morts. « Aujourd’hui, affirme Arout, il ne s’agit plus du seul Karabagh : avant que les États-Unis ne l’en dissuadent, Aliev comptait s’emparer du Syounik [une région du sud de l’Arménie ouvertement revendiquée par le dictateur azéri]. »
Aussi précieux que soudain, le soutien américain évoque surtout un pied de nez au Kremlin dans sa sphère traditionnelle d’influence. « L’essentiel, tranche le combattant, c’est que quelqu’un nous protège. Nous n’avons ni le temps ni les moyens de soupeser les motivations de nos alliés. » Entre deux coups de pioche, son compagnon apprend la langue de l’ennemie sur son téléphone afin de mieux lire dans son jeu. Tous les jours, rapporte-t-il, les médias d’État de Bakou signalent des incidents à la frontière et de supposées provocations arméniennes, pavant ainsi la voie de leur prochaine agression.
« Il suffit de regarder une carte ; nous sommes pile sur le chemin entre Bakou et Ankara. Ils comptent nous exterminer jusqu’au dernier. »
Cette certitude est partagée dans tous les fortins disséminés à travers la montagne, majoritairement tenus par des pères de famille venus des villages alentour – protecteurs par défaut d’un pays d’à peine 3 millions d’habitants. « Les nouvelles recrues sont trop inexpérimentées pour tenir les positions en première ligne », confie une sentinelle à la barbe grise, vétéran de la première guerre du Haut-Karabagh achevée en 1994. À travers l’ouverture percée dans le bunker, on aperçoit les soldats ennemis, distants d’une dizaine de mètres. Ici, on les appelle « les Turcs », tant les deux pays forment pour les Arméniens une seule et même menace.
Bonnet noir enfoncé sur un carré blond, Tagouhi ne lâche que son prénom, signifiant « reine » en arménien. La jeune femme de 36 ans s’est engagée au lendemain de la guerre de 2020, après avoir vu son village de Berdzor, dans le corridor de Latchine, tomber entre les mains des troupes azerbaïdjanaises. « Le monde doit savoir que nous, les femmes arméniennes, sommes prêtes à honorer le sang versé par nos camarades et à défendre nos terres ancestrales », proclame-t-elle en offrant un plat de patates. Affectée à la cuisine, elle n’en effectue pas moins ses tours de garde. Minoritaires au sein de l’armée, où elles ne représentaient qu’environ 1 % des effectifs, les femmes se mobilisent en masse depuis la dernière offensive.
Rarement un cessez-le-feu aura autant préparé à la reprise inéluctable des combats. Une guerre à infusion lente, faite d’escarmouches, de terreur savamment distillée, de kilomètres carrés grignotés les uns après les autres. Partout, la certitude de son retour ronge à petit feu. En bordure de route, on creuse sans relâche des tranchées pour protéger le chapelet de villages qui s’égrène le long des 250 kilomètres de frontière. Leurs habitants vivent en sursis, encerclés par ces postes azéris sur lesquels ne flotte aucun drapeau triomphant. Et pour cause : dans l’obscurité, les drones régulièrement envoyés par Bakou risqueraient de les confondre avec les positions arméniennes, marquées chacune d’un pavillon.
Prudemment, Lida, petite femme brune aux yeux perpétuellement embués, écarte le rideau de son salon avec vue sur un fortin accroché à flanc de colline : « Regardez comme ils sont proches. Ils peuvent nous tirer comme des bêtes. »
Dans son hameau de Khnatsakh, ceux qui en avaient les moyens ont fui après la débâcle de 2020. Les autres survivent dans un climat de peur permanente : animaux abattus, fourrage incendié, projecteurs braqués en pleine nuit sur les habitations. Lida s’en est accommodée jusqu’à la nuit du 13 septembre, où le vacarme des mortiers l’a réveillée. « Je ne pensais qu’au moyen d’évacuer ma fille », se souvient-elle, obsédée par la survie de son unique enfant de 21 ans, clouée dans un fauteuil roulant. Profitant d’une accalmie, elle s’est empressée de l’envoyer vers un centre d’Erévan, tandis qu’elle se terrait trois jours durant dans une grotte creusée à même la montagne. Depuis, la mère tente, pour rejoindre sa fille, de brader le peu d’animaux qu’il lui reste.
« C’est bien simple : nous sommes soumis au bon vouloir des Azerbaïdjanais. Il suffit d’un ordre pour qu’on soit tous morts en moins de cinq minutes », résume un des 200 irréductibles restés à Khoznavar, dernier hameau avant la frontière.
Longeant la ligne de front, les pâturages sont devenus des no man’s land où nul n’ose s’aventurer. Privé de nourriture, le bétail meurt. Lorsque les roquettes ont plu, en septembre, les 2000 soldats russes basés de part et d’autre de la frontière n’ont pas moufté. « C’est une protection fantôme, tempête le vieil homme. Même avant la guerre en Ukraine, ils n’ont jamais rien fait pour nous. La seule différence, c’est que maintenant les Azéris se sentent en position de force. »
Deux poids, deux mesures
Éclipsant tous les autres, le conflit ukrainien crée des conditions propices à une prochaine offensive. Pendant que Poutine, traditionnel protecteur de l’Arménie, reçoit coups et sanctions le dissuadant d’intervenir, l’Europe tergiverse. Adepte de la « diplomatie du caviar », l’Azerbaïdjan veille à se présenter comme un État laïque où prévaut un islam modéré. De quoi rassurer les Occidentaux, prompts à voir de dangereux islamistes partout, au point d’oublier que ce pays est sans doute une des pires dictatures au monde, avec à sa tête un président corrompu qui souffle sans vergogne sur les braises de la haine ethnique.
La communauté internationale a étonnamment peu réagi à la diffusion de plusieurs vidéos insoutenables, révélant des crimes de guerre commis en septembre par les troupes de Bakou. On y voit des prisonniers froidement exécutés et des dizaines de cadavres profanés. La plupart de ces documents ont émergé sur une chaîne Telegram appelée « Khacherubka ». Ils étaient accompagnés de commentaires nauséabonds réclamant médailles et promotions pour les auteurs de ces « actes de bravoure » qui rappellent ceux perpétrés par la soldatesque russe à Boutcha, en Ukraine.
À la différence près que, dans le dossier arménien, aucune enquête internationale n’a été diligentée : on s’est contenté de demander poliment à l’Azerbaïdjan de faire la lumière sur les exactions commises par sa propre armée. Ce deux poids, deux mesures pourrait s’expliquer par l’accord commercial aux allures de pacte faustien conclu, en juillet, entre l’Union européenne et Bakou. Il offre en effet à la première une manne cruciale pour affronter l’hiver en doublant les importations de gaz azéri, le Kremlin ayant fermé ses robinets.
« Il y a une disproportion choquante entre la mollesse des condamnations et la barbarie des actes », s’indigne Me Sahakian, représentante des familles de plusieurs soldats disparus. Parmi eux, cinq femmes. Leurs cadavres ont tous été dénudés et, pour certains, démembrés post mortem. Lorsque celui d’Anoush A. a été retrouvé, sa main était encore agrippée à la bretelle de son soutien-gorge arraché. Son oncle ne l’a reconnue qu’à la bague qu’elle portait au doigt. Son visage était méconnaissable. La jeune femme de 36 ans a grandi dans un village d’agriculteurs au pied du mont Ararat, à une heure de la capitale, Erévan. Un autel a été érigé dans un coin du salon où trône sa photo en uniforme, entourée d’un drapeau et de bouquets de roses. « Depuis toute petite, Anoush a toujours voulu rejoindre l’armée. Nous avons tout fait pour l’en dissuader, mais elle n’en faisait qu’à sa tête », sanglote son père, colosse terrassé par la douleur.
Contre l’avis de sa famille, Anoush a suivi une formation de snipers à Djermouk, où elle vivait avec ses trois enfants. Lorsque l’offensive de septembre a débuté, la jeune femme s’est précipitée chez ses parents pour les mettre à l’abri. Sa fille aînée, encore adolescente, raconte l’avoir suppliée de rester : « Elle répétait que c’était son devoir. Ma mère est une héroïne, mais aujourd’hui elle n’est plus là pour veiller sur nous. » Dans une chambre voisine, paralysé de chagrin, son petit frère de 5 ans continue, lui, d’attendre « maman ».
« Nous avons atteint un niveau de haine inédit : en trente ans de conflit, c’est la première fois qu’ils profanent ainsi le corps de nos soldates », alerte Kristine Grigorian. Sur son bureau, la représentante des droits de l’homme en Arménie a étalé le dossier documentant, photos à l’appui, les exactions commises en septembre. Une galerie de l’horreur méthodiquement constituée par le camp adverse et fièrement relayée par des millions d’utilisateurs enthousiastes.
L’objectif est double : d’une part, humilier les soldats arméniens, lâches au point d’envoyer des femmes sur le front à leur place. D’autre part, dissuader celles-ci, renforts nécessaires après les lourdes pertes essuyées en 2020, de participer aux combats. « Ces femmes ont des maris et des enfants, rappelle Mme Grigorian. Imaginez leur culpabilité en songeant qu’un jour ils pourraient tomber sur de telles images… »
Le corps de Gayané A., 42 ans, opératrice radio et mère de quatre enfants, a été exposé tel un trophée macabre au sommet d’une pile de cadavres. Sur sa poitrine dénudée, on lit « Yasma », le nom des forces spéciales azerbaïdjanaises formées par l’OTAN, gravé au couteau. Dans une orbite, ses bourreaux ont placé une pierre. Un doigt arraché a été enfoncé dans sa bouche. La vidéo est abjecte ; la sœur cadette de la victime, Lala A., s’est pourtant astreinte à la visionner une bonne centaine de fois. « En l’absence de corps, je devais être sûre qu’il s’agissait bien de Gayané. Je voulais aussi comprendre s’ils lui avaient infligé tout ça avant ou après sa mort, explique-t-elle. Ma sœur a toujours été forte, une battante dans l’âme. Enfant, elle aimait s’allonger sur la voie ferrée à l’approche du train. »
Rires et larmes se mêlent quand elle évoque cette aînée intrépide qui avait rejoint l’armée après son divorce, quelques mois avant la guerre de 2020. À sa famille, Gayané a toujours assuré travailler comme simple cantinière, loin des combats.
Le 1er septembre, la soldate a tenu à faire la rentrée des classes avant de rejoindre sa base, en première ligne, dans les montagnes. Elle n’en est jamais redescendue. Le plus jeune de ses fils continue à l’attendre. Inlassablement, il confectionne pour elle de petites figurines en terre qui prennent la poussière dans un coin de l’appartement. Comment dire à un enfant de 10 ans qu’il ne reste de sa mère qu’un GIF obscène circulant sur les réseaux sociaux ? « Tout ce qu’on demande, murmure sa sœur, c’est qu’ils nous restituent ne serait-ce qu’un morceau d’elle, que nous puissions lui offrir une sépulture et commencer notre deuil. »
À ce jour, les Azerbaïdjanais refusent toujours de rendre la dépouille de Gayané A. Celles de ses camarades masculins, eux, ont toutes été rapatriées.