Vicken Cheterian
Daraj, le 30 septembre 2023
Traduit de l’arabe et publié par Le Courier international
Dans un article à charge, ce journaliste d’origine arménienne renvoie dos à dos Russes, Européens et Américains, qu’il accuse de passivité complice, et tire à boulets rouges sur les dirigeants arméniens aveuglés, selon lui, par leurs luttes intestines. Au point de ne pas avoir aperçu le danger « existentiel » qui guettait l’enclave ancestrale.
Le 19 septembre, l’armée azerbaïdjanaise a lancé une vaste offensive, injustifiée, contre la république rebelle du Haut-Karabagh. Avec des drones de fabrication israélienne et turque, ainsi que des missiles Lora israéliens, elle a attaqué ses positions défensives et sa défense aérienne, pour ensuite couper les routes et isoler les localités les unes des autres.
Une seule journée de violents affrontements a suffi pour amener les dirigeants du Karabagh à signer une reddition sans conditions, selon un accord obtenu par la médiation des forces de maintien de la paix russes stationnées dans la région.
Un plan prémédité
Cette agression avait été préparée de longue date, et plus précisément depuis le 12 décembre 2022. C’est à cette date que l’Azerbaïdjan a imposé un blocus en coupant l’unique route qui relie le Haut-Karabagh à l’Arménie, en passant par le corridor de Latchine. Ce sont des soi-disant « militants écologistes » – en réalité des agents gouvernementaux azerbaïdjanais – qui s’étaient chargés de bloquer cette route.
Les forces de maintien de la paix russes sont restées passives, alors même qu’elles étaient justement censées garantir la libre circulation dans ce corridor.
Ainsi, les quelque 120 000 habitants de l’enclave ont été soumis à la faim, et ont subi des pénuries de médicaments, de combustibles pour le chauffage et d’essence, y compris pour les ambulances et les véhicules militaires.
Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan relançait ses importations d’armes, notamment en provenance d’Israël. Depuis mars, onze avions [de transport militaire] Iliouchine 76 azerbaïdjanais, d’une capacité de stockage de 40 tonnes de cargaison, sont arrivés en Israël pour repartir avec des armes à bord, dont cinq pendant la seule première moitié de septembre, selon le quotidien israélien Ha’Aretz.
Toujours début septembre, l’Azerbaïdjan a également commencé à rassembler des forces autour du Karabagh et près de la frontière arménienne. Ilham Aliev [le président azerbaïdjanais] a toujours voulu la guerre et non pas des négociations et la paix.
Le soutien turc et l’indifférence russe
Son attitude belliqueuse s’explique en partie par le soutien turc. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, ne cache pas son appui à l’agression azerbaïdjanaise, exactement comme lors de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020, dans laquelle des soldats turcs sont intervenus directement (aux côtés des troupes azerbaïdjanaises).
Mais comment s’en étonner, alors que cela fait trente ans que la Turquie impose un blocus aux Arméniens, probablement parce qu’elle ne leur a pas pardonné d’avoir survécu au génocide (commis contre eux en 1915 sous l’ancien Empire ottoman).
La réaction de la Russie aussi a été favorable à l’Azerbaïdjan. Non seulement les forces russes de maintien de la paix ont assisté sans broncher à l’agression, mais en plus Moscou, alliée traditionnelle de l’Arménie, a donné l’ordre à son personnel sur place de blâmer l’Arménie plutôt que l’Azerbaïdjan.
De son côté, l’Union européenne (UE) a alimenté les velléités de l’Azerbaïdjan en lui achetant de plus en plus de pétrole et de gaz pour compenser l’embargo occidental sur les hydrocarbures en provenance de Russie.
En juillet 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue à Bakou pour « discuter de l’ensemble des relations et de la coopération » entre l’UE et l’Azerbaïdjan, sans poser aucune condition préalable et sans exiger de garanties contre l’éventualité d’une épuration ethnique des Arméniens au Karabagh.
Pour punir Vladimir Poutine de son invasion de l’Ukraine, l’UE a donc fait affluer des pétrodollars en Azerbaïdjan, et l’anéantissement du Haut-Karabagh n’aura été qu’un dommage collatéral de sa realpolitik.
Pour ce qui est du président américain, Joe Biden, il a longuement hésité avant de finalement qualifier en mars 2021 de génocide les massacres ottomans de 1915 contre les Arméniens. En 2022, la mémoire en était encore vive, mais alors qu’il avait eu assez de temps et d’occasions pour mettre en garde Ilham Aliev, par des sanctions, pour prévenir l’épuration ethnique au Karabagh, il n’en a rien fait.
Les querelles byzantines de la classe politique
Les Arméniens ont beaucoup de qualités, mais le savoir-faire diplomatique n’en fait pas partie. En effet, ils ont confondu politique étrangère et discours nationalistes. Pendant des décennies, ils ont cherché la reconnaissance et se sont satisfaits de beaux discours au lieu d’établir de solides éléments de puissance.
L’erreur fatale est à chercher dans la classe politique arménienne, qui n’a pas compris les évolutions de la scène internationale et qui a continué à compter sur la Russie. Or la Russie de Vladimir Poutine n’est pas celle de Boris Eltsine.
Les Arméniens comptaient tout particulièrement sur Moscou pour contenir les ingérences turques dans le Caucase du Sud et ainsi assurer l’équilibre des forces avec l’Azerbaïdjan. Mais ils ont eu tort.
Quand des forces militaires turques sont intervenues dans la guerre de 2020, la Russie n’a pas bougé pendant quarante-quatre jours. Ce qui a laissé le temps aux Azerbaïdjanais de détruire les forces du Karabagh et l’armée arménienne.
L’impuissance de l’élite politique arménienne est consternante. Depuis la « révolution de velours » de 2018, elle se déchire entre les actuels dirigeants « révolutionnaires » d’un côté, et les adeptes de l’ancien régime de l’autre.
En 2020, tout à ses bisbilles internes, cette classe politique a été incapable de percevoir la tempête à venir. Après avoir perdu la guerre cette année-là, elle a de nouveau raté l’occasion d’appeler à l’unité nationale pour élaborer un consensus autour de la sauvegarde du Haut-Karabagh.
Trop préoccupée par des luttes intestines, elle ne se rend pas compte du danger existentiel qui pèse sur son pays. Les petites nations n’ont guère droit à l’erreur. Chaque défaite peut leur être fatale. Même l’Arménie n’était plus là pour secourir l’aigle blessé du Karabagh quand l’Azerbaïdjan a attaqué le 19 septembre.
Maintenant, les habitants du Karabagh sont les otages des forces azerbaïdjanaises. Le maître de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, annonce leur « intégration » forcée. Une terminologie qui rappelle de sinistres souvenirs de camps de concentration.