Les liens européens enchevêtrés de l’Arménie

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 19 novembre 2015

Les Arméniens ressentent une affinité naturelle avec l’Europe. Ils estiment que, culturellement, et à travers l’histoire, l’Arménie occupe une place virtuelle en Europe. Mais ce sentiment est secoué – le plus souvent – par la realpolitik, et les pays européens poursuivent leurs propres intérêts politiques, tout en ignorant l’Arménie.

De nombreux Arméniens tiennent également pour acquis que la Géorgie, seule nation chrétienne du Caucase du Sud, doit être l’alliée naturelle de l’Arménie. Mais l’histoire récente a démontré à maintes reprises que Tbilissi coordonne ses politiques et ses intérêts économiques avec ses voisins musulmans Ankara et Bakou, aux dépens de l’Arménie.
Les planificateurs politiques de l’Arménie sont douloureusement conscients que certains développements récents en Europe transforment au mieux l’Arménie en une orpheline diplomatique.
Ces développements soulèvent deux importantes questions : le verdict de la Cour européenne des droits humains, qui a annulé le verdict de culpabilité d’un tribunal suisse contre Dogu Perinçek pour son déni du génocide arménien, ainsi que la proposition de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) à propos du Haut-Karabagh.
L’Arménie est négligée par l’Europe en raison de son ancrage politique fragile et à cause de ses liens avec la Russie; Moscou compense rarement l’Arménie dans l’arène politique mondiale pour cette alliance étroite.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a statué le 15 octobre dernier que le politicien turc Dogu Perinçek, n’aurait pas dû être poursuivi pour avoir nier que le meurtre de masse des Arméniens par la Turquie ottomane en 1915 était un génocide. Dans un arrêt de principe sur la liberté d’expression, les juges de la CEDH ont statué par un vote de 10 contre 7, qui Perinçek, président du Parti des travailleurs turcs, n’aurait jamais dû être reconnu coupable de discrimination raciale par un tribunal suisse pour avoir dit que le « génocide arménien est un grand mensonge international. »
Ce fut un coup dévastateur pour le cas arménien, qui rendait nul les efforts des avocats internationaux Geoffrey Robertson et Amal Clooney. Cela a également freiné la signification de la requête du Parlement européen du début de l’année qualifiant le massacre de 1,5 million d’Arméniens par la Turquie ottomane de génocide.
Ce fut, d’autre part, une victoire pour la Turquie, critiquée par la communauté internationale pour l’article 301 (insulte à l’identité turque) de son code pénal qui restreint la liberté d’expression.
Les législateurs arméniens ont essayé de justifier le verdict de la CEDH en faisant valoir que le tribunal n’avait pas nié la véracité du génocide lui-même, mais uniquement l’aspect juridique de la liberté d’expression.
Malheureusement, l’impact de ce jugement sera lointain. Dans une décision intelligente, la cour fait une distinction claire entre la négation de l’Holocauste, dont son refus sera toujours « considéré comme une forme d’incitation à la haine raciale » dans certains pays. Mais la cour a bloqué l’argument selon lequel le négationnisme doit être considéré comme un crime, la négation du génocide arménien est ainsi uniquement une question de liberté d’expression. Telle est la nature de la justice européenne.
De plus l’impact à venir est de savoir si théoriquement la Suisse maintiendra ses lois ou les révisera afin de se conformer à la décision de la Cour européenne. Faire un pas supplémentaire fournirait des munitions aux législateurs français opposés à une loi similaire à celle de Suisse. Après les hésitations du président Nicolas Sarkozy, son successeur François Hollande avait fermement promis la criminalisation de la négation du génocide arménien. Cette promesse est encore en veilleuse devant le parlement français et peut sévèrement être affectée par la décision de la CEDH.
L’autre gifle reçue par l’Arménie est venue de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) qui a décidé de se mêler de la question du Haut-Karabagh. En effet, un document de trois pages a été préparé par un ancien parlementaire britannique et approuvé par la commission des affaires politiques de l’APCE, le 4 novembre, appelant à un règlement pacifique du conflit avec « le retrait des forces armées arméniennes et des forces armées irrégulières du Haut-Karabagh, de tous les territoires occupés de l’Azerbaïdjan » et « la mise en place de la pleine souveraineté de l’Azerbaïdjan sur ces territoires. »
Si la proposition n’est pas freinée dans son élan, elle pourrait se retrouver à l’ordre du jour de la session plénière de l’APCE d’ici janvier 2016.
Il semble que la diplomatie de caviar de l’Azerbaïdjan a parfois plus de succès que la diplomatie plus parcimonieuse de l’Arménie. Il y a toujours des appels pour une meilleure représentation arménienne en Europe.
Dans ce cas particulier, l’ancien parlementaire britannique Robert Walter aurait, selon le ministre des Affaires étrangères Edouard Nalbandian d’Arménie, un passé mouvementé. Walter a été accusé d’avoir des liens étroits avec le gouvernement azerbaïdjanais. Il a défendu à plusieurs reprises le lamentable bilan des droits humains de Bakou, celui-ci a en effet souvent été critiqué par des groupes occidentaux de défense des droits humains.
Walter est marié à une turque et est récemment devenu un citoyen turc. Sa nouvelle identité turque lui a été personnellement remise par le ministre des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu de Turquie – un peu comme Matthew Bryza, qui a causé tant de dommages au processus du Karabagh en tant que co-président du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et plus tard ambassadeur des Etats-Unis en Azerbaïdjan. Les vraies couleurs de Bryza ont été révélées lors de son mariage avec une citoyenne turque, mariage financé par le gouvernement d’Azerbaïdjan.
Malheureusement, l’Arménie ne possède pas de ressources similaires et doit compter sur la diplomatie traditionnelle plutôt que sur des devises ou du caviar, afin d’expliquer son cas à la société.
Dans le cas de la débâcle de l’APCE, la réaction a été rapide et constructive dans un rare scénario de coopération lorsque deux co-présidents de l’OSCE qui ont exprimé leur opposition.
« L’APCE et d’autres organismes internationaux devraient consulter les co-présidents du groupe de Minsk de l’OSCE avant d’émettre des rapports sur des résolutions sur le Haut-Karabagh, » a tweeté l’ambassadeur américain James Warlick, le 6 novembre.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov y a souscrit, en déclarant : « Nous – la Russie, les Etats-Unis et la France – sommes fermement opposés aux tentatives de présenter ce sujet sur d’autres plateformes internationales qui ne traitent pas du règlement du conflit, à la place d’un dialogue pragmatique et cohérent sur le règlement du Haut-Karabagh. Personne ne leur a donné une telle tâche au nom de la communauté internationale. »
Visiblement, l’Europe a utilisé la politique du bâton et de la carotte vis-à-vis de l’Arménie, la reconnaissance du génocide d’une part, et de l’autre, saper sa position au Karabagh. À l’heure actuelle, une délégation européenne en Arménie tente d’élaborer un cadre juridique de coopération économique.
L’Arménie doit naviguer à travers ces positions politiques contradictoires afin de trouver sa place au sein de la communauté internationale.
La visite imprévue du ministre des Affaires étrangères Lavrov en Arménie, il y a quelques jours, a été considéré comme un signal rassurant, et a indiqué que des mouvements dans les coulisses forceraient l’Arménie à faire des concessions territoriales au Karabagh, en échange de garanties russes, dont le stationnement des forces russes de maintien de la paix sur la ligne de contact. De plus, un problème complique la décision de la Russie d’installer un système de défense aérienne en Arménie. Mais il est ironique de constater que plus la Russie augmente ses actifs militaires en Arménie, plus cette dernière devient vulnérable, et pas nécessairement plus forte, parce qu’elle devient une cible légitime pour la partie adverse.

L’ordre politique international est tel que chaque fois qu’il y a un mouvement ou une déclaration positive, les planificateurs de la politique étrangère de l’Arménie doivent aussi scruter l’agenda caché. Au début du mois, l’ambassadeur des Etats-Unis en Arménie, Richard Mills, a déclaré que les relations de l’Arménie avec la Russie et l’Occident ne sont pas mutuellement exclusives. Un signe prometteur si elles sont prises au sens propre.
Mais actuellement, l’Arménie a une tâche énorme devant elle, démêler ses relations enchevêtrées avec l’Europe.

 

 

Traduction N.P.