Chassés par l’Azerbaïdjan en 2023, des Arméniens ayant fui leur terre natale du Haut-Karabagh se sont confiés au site d’information polonais OKO.press. Ils racontent l’amertume d’avoir tout perdu et d’être considérés comme des citoyens de seconde zone en Arménie. Certains d’entre eux préfèrent partir en Russie, où ils sont vus comme des étrangers, mais cette fois à juste titre.
Dans la journée, Artur fait tout pour oublier, mais quand il pose sa tête sur l’oreiller, il se retrouve dans sa datcha du Karabagh. Il cueille les fruits de son mûrier, les lave et en fait de l’eau-de-vie. Ou bien il se promène dans son appartement de Stepanakert. Enfin, il se retourne d’un côté, puis de l’autre, et n’arrive pas à croire que tout cela soit vraiment arrivé. Il ne veut plus dormir ni vivre.
Idem pour Pavel, bien qu’il soit de trente-deux ans plus jeune qu’Artur. Ces deux hommes ne se connaissent pas, mais ce qui les lie, c’est l’impossibilité de trouver le sommeil, cette résignation, et toute l’histoire du Karabagh. Pavel est né quelques mois après la mort de son père, tué dans la première guerre du Karabagh. Ce dernier avait à peine 25 ans. Pavel ne le connaît que d’après des photos, ses médailles posthumes et sa tombe, où il se rendait avec sa mère et ses grands-parents. C’est cette tombe qui lui manque le plus. Avant de partir, il en a fait une photo, à la manière d’un souvenir éternel, puisqu’il ne la reverra sûrement jamais.
J’ai connu Artur il y a onze ans à Stepanakert, et Pavel à l’automne 2023. Tous deux ont quitté le Karabagh, à l’instar de 100 000 autres Arméniens. Le 19 septembre, l’Azerbaïdjan a déclenché les hostilités pour « régler une bonne fois pour toutes la question du Karabagh » et a pris le pouvoir sur toute la région. Les Arméniens qui vivaient là ont dû choisir entre prendre la nationalité azerbaïdjanaise ou partir. Ils sont partis. Ne sont restés que quelques dizaines de personnes, la plupart âgées et souffrantes, et un couple, qui s’était fait recruter par les services secrets azerbaïdjanais.
Lorsque tous ont quitté le Karabagh à l’automne 2023, l’Arménie les a accueillis à bras ouverts. La Croix-Rouge, Médecins sans frontières et des centaines de bénévoles les attendaient derrière la frontière avec l’Azerbaïdjan. Les Arméniens du Karabagh qui ont quitté leur foyer après le 19 septembre 2023 savaient qu’ils n’étaient pas devenus des réfugiés, ils restaient en Arménie, dans leur pays. Aujourd’hui, cinq mois après leur exode, ils se rendent compte à quel point ils s’étaient trompés.
Je rends visite à Pavel et à sa famille dans l’appartement qu’ils louent à Erévan. Ils passent leur temps dans une seule pièce chauffée par un petit radiateur, pour mieux économiser. « Ce radiateur électrique est la seule aide humanitaire que nous avons reçue en tant que réfugiés », dit Pavel.
« Ils nous ont donné 100 000 drams par personne (237 euros) pour commencer. Ils sont censés nous en verser 50 000 chaque mois (118 euros). » Sauf que Pavel ouvre son application bancaire et me montre les virements. Le premier est arrivé en octobre, le second en décembre. « Nous sommes à la mi-février, donc je ne sais pas si nous aurons un jour l’argent de ces deux mois en retard. De toute façon, ce ne sont pas des sommes avec lesquelles on peut vivre », fait-il remarquer…
Pavel et sa famille ont laissé une grande maison, un terrain, un verger et les fondations d’une nouvelle demeure à proximité de Martakert. Ils ont également laissé leur voiture sur place. De décembre 2022 à septembre 2023, le Karabagh était sous blocus. Les Azerbaïdjanais ont fermé les routes permettant d’y accéder depuis l’Arménie et ont non seulement privé les Arméniens du Karabagh de la possibilité de se déplacer, mais également empêché l’acheminement de l’aide humanitaire arménienne. Les Azerbaïdjanais ont fini par en envoyer eux-mêmes, mais les Arméniens du Karabagh l’ont refusée. Par fierté, mais aussi par peur d’être empoisonnés. À la fin du blocus, ces derniers manquaient de tout : électricité, nourriture, carburant.
Pavel me montre des photos sur son téléphone. J’y vois leur maison avec véranda et vue sur les montagnes, et un endroit dans le verger où ont été cachées les médailles de son père. Il a également immortalisé une dépendance en bois. C’est là qu’il a jeté son arme. « Que les Aziki (une expression désobligeante désignant les Azerbaïdjanais) aillent la chercher », s’énerve-t-il…
« Je ne peux pas imaginer serrer la main d’un Azerbaïdjanais, poursuit Pavel. Pour nous, la Turquie et l’Azerbaïdjan, c’est un seul et même peuple, et deux pays. Si les Azerbaïdjanais n’avaient pas reçu l’aide de la Turquie, ils n’auraient jamais gagné cette guerre contre nous », dit-il.
C’est une opinion répandue. J’ai souvent entendu des histoires sur la première guerre du Karabagh, qui évoquent de courageux Arméniens et de lâches Azerbaïdjanais. Artur, qui a lui-même combattu contre ces derniers dans les années 1990, aime s’en souvenir en ces termes.
On peut dire que le différend entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à propos du Karabagh dure depuis toujours. Du temps de l’Union soviétique, le territoire était une région autonome de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Des Arméniens et des Azerbaïdjanais y vivaient. Cependant, dans les années 1960, les Arméniens se sont mis à réclamer l’inclusion du Karabagh dans les frontières de la République socialiste soviétique d’Arménie. Ils craignaient de devenir une minorité, les statistiques étaient unanimes : davantage d’enfants naissaient dans les familles azerbaïdjanaises. Alors qu’à la fin des années 1980 l’URSS commençait à être ébranlée, les Arméniens se sont mis à réclamer de plus en plus leur « dû ».
Tout a commencé par les émeutes du Karabagh, où près de 200 personnes sont mortes. Les Arméniens ont mis en place le comité Karabagh et ont exigé de plus en plus agressivement leur rattachement à la République socialiste soviétique d’Arménie, ce que Moscou a refusé. Tout cela a débouché sur le pogrom de Soumgaït, où 32 Arméniens ont perdu la vie.
Juste après l’effondrement de l’URSS, l’Azerbaïdjan a aboli le statut de région autonome du Haut-Karabagh. En réponse, les Arméniens ont déclaré leur indépendance et, cinq jours plus tard, ont massacré la population azerbaïdjanaise à Khodjaly. Selon l’ONG Human Rights Watch, environ 200 civils ont alors été tués.
La première guerre du Karabagh s’est soldée par une défaite de l’Azerbaïdjan en 1994. Certaines sources avancent que jusqu’à 500 000 Azerbaïdjanais ont dû fuir la région. L’Azerbaïdjan a perdu le pouvoir non seulement sur le Karabagh, mais aussi sur les sept provinces qui en dépendaient qui se sont retrouvées occupées par l’Arménie…
En 2016, une courte guerre de quarante-quatre jours a éclaté au Karabagh, au cours de laquelle l’Azerbaïdjan s’est emparé de plusieurs collines d’importance stratégique. L’offensive à grande échelle a débuté à l’automne 2020 et est entrée dans l’histoire sous le nom de « seconde guerre du Karabagh » ou « guerre des quarante-quatre jours ». La Russie a contribué activement à son interruption. L’accord a été signé en novembre 2020.
Tous les territoires occupés et plus de 70 % du Karabagh sont revenus sous domination azerbaïdjanaise. Un contingent de troupes russes de maintien de la paix a été envoyé dans la république tronquée, dans laquelle restaient les Arméniens du Karabagh.
Les négociations de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont duré trois ans. Elles n’ont abouti à rien. À l’automne 2023, l’Azerbaïdjan « a finalement résolu la question du Karabagh » en prenant le contrôle de l’ensemble du Karabagh.
Armine [la femme de Pavel] nous apporte du café et des sucreries. Natali joue tranquillement dans un coin de la pièce, et Pavel raconte ce qu’ils ont vécu en Arménie. « Fin 2023, ils nous ont privés de la citoyenneté arménienne et nous ont donné le choix : présenter des documents et devenir citoyen arménien, ou devenir un ‘citoyen’ du Karabagh liquidé et obtenir le statut de personne déplacée à l’intérieur du pays, c’est-à-dire de réfugié. » Il sort son passeport, qui fait également office de carte d’identité en Arménie, et attire mon attention sur le code 070.
« Ce code nous discrédite. Cela signifie que nous sommes du Karabagh. Pour le monde entier, je suis arménien et citoyen arménien, mais pas aux yeux de l’Arménie. Je n’ai presque aucun droit ici avec de tels papiers. Je ne peux pas voter aux élections, occuper un poste au gouvernement, ni immatriculer une voiture ou encore quitter le pays. En revanche, avec ce document, je peux obtenir le statut de réfugié et une carte de séjour, ce que j’appelle une permission d’être sans-abri, et je touche des aides de l’État. Je peux demander la nationalité arménienne, mais pour l’obtenir il faut que je me domicilie en Arménie, ce qui n’est pas chose facile. »…
Artur et Pavel redoutent qu’en adoptant la nationalité arménienne ils ne perdent le droit à une indemnisation de leurs biens perdus.
« Il est question qu’on reçoive 5 ou 6 millions de drams par personne [de 12 000 à 14 000 euros]. Ce n’est pas assez pour s’acheter quelque chose de correct à Erévan, mais c’est toujours ça, souligne Pavel. Une partie de ma famille habite à Stavropol, en Russie, et je réfléchis de plus en plus à m’y rendre. J’en ai marre de l’Arménie, je ne veux plus être un de ses citoyens, puisqu’elle ne me considère pas comme tel. »
Tigran Grigorian, un analyste qui dirige le Centre régional pour la démocratie et la sécurité, à Erévan, et qui est avant tout arménien du Karabagh, revient sur la polémique autour du code 070.
« Toutes ces années, nous étions des citoyens d’Arménie comme les autres et nous pouvions exercer n’importe quel poste, y compris dans la fonction publique. J’en suis un exemple. Jusqu’en 2021, j’ai travaillé au Conseil de sécurité arménien et j’ai eu accès à des informations confidentielles. La reprise du Karabagh par l’Azerbaïdjan a changé notre situation du jour au lendemain et nous sommes devenus des étrangers dans notre propre pays. [Le code 070] crée un vide juridique. Un criminel pourrait très bien contester le jugement rendu par un juge portant le code 070 dans son passeport, car officiellement il n’est pas citoyen arménien. » Tigran Grigorian ne prévoit pas de demander la nationalité arménienne.
Mikayel Zolyan, analyste au sein du Centre d’études régionales d’Erévan ajoute : « Officiellement, les autorités arméniennes n’ont rien contre les Arméniens du Karabagh et expliquent que toute cette procédure vise à éviter le chaos. En fait, l’Arménie préférerait que les ressortissants du Karabagh acceptent la citoyenneté, cela résoudrait le problème. Cela profite également à l’Azerbaïdjan, car qui dit absence officielle du Karabagh dit absence de revendications de la part de l’Arménie. »
« J’entends de plus en plus souvent cette propagande qui consiste à dire que le Karabagh n’a jamais été arménien mais azerbaïdjanais, remarque Pavel. J’ai peur de me réveiller un jour et d’entendre à la télévision arménienne que rien de tout cela n’a jamais existé. »…
Depuis plusieurs mois, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, exige des autorités arméniennes qu’elles suppriment du préambule de la Constitution arménienne la référence à la déclaration d’indépendance de 1990, qui évoque l’unification de l’Arménie et de l’Artsakh (le nom arménien du Karabagh). « Ces changements législatifs, dont on parle de plus en plus en Arménie, sont le résultat des pressions de Bakou, dit Tigran Grigorian. Aliev affirme que la suppression du Karabagh de nos documents est une condition à la signature de la paix. C’est une exigence de plus, à laquelle l’Arménie consentira très probablement. »
Pavel n’en peut plus des Arméniens qui lui demandent, par exemple, combien il vendrait sa maison aux Azerbaïdjanais. “Je préférerais être en Russie, au moins là-bas je saurais pourquoi je suis étranger.” Artur partage ce point de vue. Son fils est parti pour Moscou en décembre. Et pour Artur, l’heure est venue de se « couper des Arméniens et de tout recommencer de zéro ».
Stasia Budzisz
Le Courrier international
28 avril 2024