La CPI devrait examiner la nouvelle pétition sur le génocide arménien

Écrit en anglais par Luis Moreno Ocampo et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 16 mai 2024

 

Luis Moreno Ocampo a été le premier procureur général de la Cour pénale internationale. Cet article a été initialement publié sur www.politico.eu le 10 mai 2024.

 

 

Décembre 2023 a marqué le 75e anniversaire de l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Et pourtant, nous voici à un moment où, malgré des discussions constantes sur ce terme, la communauté internationale échoue lamentablement à résoudre le problème.

Au cours des derniers mois de 2023, la conseillère spéciale des Nations unies pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, a alerté le monde sur six situations différentes où il existe un risque de génocide contre des groupes ethniques. Elle a évoqué les risques qui pèsent sur les Rohingyas, les populations du Haut-Karabagh, les Tigréens en Éthiopie, les Israéliens et les Palestiniens, ainsi que les Masalit au Darfour. Puisque son mandat ne lui permet pas de dire si un génocide a effectivement été commis, c’est tout ce qu’elle peut faire.

Et maintenant, nous en sommes confrontés à un autre : le mois dernier, le Centre pour la vérité et la justice (CFTJ), basé en Californie, a adressé une requête à la Cour pénale internationale (CPI), dont j’ai été le premier procureur en chef, pour qu’elle enquête sur le président azerbaïdjanais Ilham Aliev pour génocide contre les Arméniens en Arménie – c’est une pétition que la CPI devrait examiner.

La difficulté de prouver le génocide consiste souvent à prouver l’intention de détruire – en tout ou en partie – un groupe désigné. C’est pourquoi le dossier massif présenté à la CPI le 18 avril par la juge Gassia Apkarian de la Cour supérieure du comté d’Orange, Californie, aux États-Unis, qui représente le Centre pour la vérité et la justice, est remarquable. Il présente les déclarations cohérentes faites par Aliev au cours de la dernière décennie, démontrant sans équivoque son intention de détruire les Arméniens de souche.

Pour être clair, il ne s’agit pas uniquement de la communauté arménienne du Haut-Karabagh – une enclave autonome et contestée au sein de l’Azerbaïdjan. La communication se concentre sur différentes formes de génocide commis contre les Arméniens en Arménie même.

Dès avril 2015, Aliev a publié une déclaration sur le site officiel du gouvernement azerbaïdjanais, mettant en garde les Arméniens de souche : « Si vous ne voulez pas mourir, alors quittez les terres azerbaïdjanaises. » Il a également déshumanisé à plusieurs reprises les Arméniens de souche, les qualifiant de « virus », de « rats », de « chiens », de « diables », de « terroristes », de « fascistes », d’« ennemis », d’« intrus usurpateurs », de « barbares et de vandales » tout en encourageant la violence à leur encontre.

Pour détruire différents groupes arméniens qui se trouvaient dans des zones d’Arménie sous occupation illégale azerbaïdjanaise, il a créé des conditions calculées pour provoquer la destruction physique des civils et produire des dommages mentaux (tels que définis par l’article 2c de la Convention sur le génocide), conduisant à leur tour à leur décimation (article 2b) et déplacement forcé. Par la suite, les forces armées azerbaïdjanaises ont lancé des attaques militaires pour prendre le contrôle de ces zones, tuant sans discernement des civils de souche arménienne qui refusaient ou étaient incapables de fuir (article 2a).

Au Haut-Karabagh, Aliev a mis en œuvre cette stratégie au vu et au su de la communauté internationale.

Initialement, ses forces armées ont imposé un blocus illégal du corridor de Latchine – la seule bouée de sauvetage avec le monde extérieur – pendant neuf mois, ignorant deux ordonnances contraignantes de la Cour internationale de Justice, qui mettait en garde contre le risque de génocide contre les 120 000 Arméniens qui y vivaient.

Par la suite, en septembre 2023, Aliev a lancé une agression militaire illégale, prenant le contrôle du territoire et forçant les Arméniens de souche à fuir.

Aliev a célébré ce déplacement forcé des Arméniens de souche lors de plusieurs discours télévisés, déclarant : « J’ai dit que s’ils ne quittent pas nos terres de leur plein gré, nous les chasserons comme des chiens, et nous le faisons. »

Cependant, l’analyse juridique de la juge Apkarian apporte un nouvel éclairage sur des faits antérieurs, révélant qu’une stratégie génocidaire similaire a été mise en œuvre dans les provinces souveraines arméniennes de Gegharkounik, Syounik, Vayots Dzor et Ararat en mai 2021, entraînant le déplacement illégal et forcé d’au moins 3 000 Arméniens de souche.

Elle a également jugé que les femmes capturées par les forces armées azerbaïdjanaises étaient systématiquement soumises à des brutalités sexuelles, entraînant des dommages mentaux pour l’ensemble de la communauté arménienne.

Lors de l’un des nombreux incidents survenus en 2022, la brigade « Yashma » des forces armées azerbaïdjanaises a partagé une vidéo sur les réseaux sociaux, montrant une femme capturée, mutilée, déshabillée et tuée, l’œil crevé et remplacé par une pierre, les jambes coupées, les oreilles coupées et un doigt coupé placé dans sa bouche, après avoir reçu des coups de pied d’un soldat azerbaïdjanais. La documentation du Centre vérité et Justice (CFTJ) révèle qu’environ 20 000 utilisateurs azerbaïdjanais ont téléchargé certaines images représentant des femmes arméniennes torturées en seulement cinq jours.

Aujourd’hui, la politique génocidaire de l’Azerbaïdjan continue de constituer une menace imminente pour les autres Arméniens résidant également à l’intérieur des frontières arméniennes. En 2023, Aliev a déclaré : « Le drapeau azerbaïdjanais flottait au Karabagh… Aujourd’hui, le drapeau azerbaïdjanais flotte dans les montagnes de Zangezour. Cette créature ressemblant à un humain [les Arméniens de souche] et ses semblables peuvent-ils s’approcher de ces drapeaux ?… Un jour, ils se réveilleront peut-être et verront le drapeau azerbaïdjanais au-dessus de leurs têtes.

Puis, le 9 mars 2024, le vice-premier ministre Shahin Mustafayev a exigé la reddition immédiate des villages frontaliers de Baganis Ayr, Aşagi Eskipara, Heyrimli et Kizilhacili par l’Arménie, ce qui condamnerait tragiquement leurs résidents de souche arménienne au même sort. Finalement, un accord a été conclu et l’Arménie a accepté de restituer les quatre villages.

Enfin, le parlement azerbaïdjanais a confirmé son intention génocidaire envers les Arméniens d’Arménie en adoptant une résolution intitulée « Déclaration sur le retour des Azerbaïdjanais occidentaux dans leur patrie historique », affirmant sa souveraineté sur l’ensemble du territoire arménien et marquant le premier génocide adopté par un parlement.

C’est une amère réalité que plus d’un siècle après le premier génocide largement reconnu de l’ère moderne, au cours duquel plus d’un million d’Arméniens ont été massacrés par les Ottomans, les Arméniens sont à nouveau les victimes d’un génocide.

En effet, peu après le nettoyage ethnique au Haut-Karabagh, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu en Azerbaïdjan pour montrer son soutien. Et les dirigeants politiques occidentaux semblent également soutenir Aliev – la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a même qualifié l’Azerbaïdjan de « partenaire crucial ».

Tout cela nous rappelle à quel point nous avons peu appris de l’histoire et à quel point nous sommes encore vulnérables au mal. En 1932, Albert Einstein écrivit à Sigmund Freud, affirmant qu’un nationalisme extrême pouvait engendrer une violence à grande échelle. Il est temps que le monde comprenne cela également et crée de nouvelles stratégies pour mettre fin à tout génocide.

 

Traduction N.P.