Écrit en anglais par Benyamin Poghosian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 24 juin 2024
À la suite à la prise de contrôle militaire du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan en septembre 2023 et au déplacement forcé des Arméniens, l’Azerbaïdjan a poursuivi une stratégie à deux volets dans ses négociations avec l’Arménie.
Sa première approche a été de saper les formats de négociation menés par l’Occident à Bruxelles et à Washington, tout en manifestant son intérêt pour la reprise des négociations sur la plate-forme de Moscou ou régionale. Le président Ilham Aliev a annulé sa participation au sommet de Grenade de la Communauté politique européenne en octobre et à la réunion tripartite prévue à Bruxelles, soutenue par le président du Conseil européen, Charles Michel. En novembre, l’Azerbaïdjan a rejeté l’offre des États-Unis de reprendre les négociations avec les ministres des Affaires étrangères à Washington. Bakou a expliqué sa décision en affirmant que l’Union européenne, la France et les États-Unis avaient une position pro-arménienne ou anti-azerbaïdjanaise. Parallèlement, l’Azerbaïdjan s’est déclaré à plusieurs reprises prêt à reprendre les négociations en Russie ou sur les plateformes régionales. Le président Aliev a rencontré à plusieurs reprises des responsables russes avant les élections présidentielles de février 2024, et n’a reçu des responsables occidentaux qu’après les élections.
La seconde approche a consisté à pousser les négociations bilatérales avec l’Arménie sans médiateur ni facilitateur. Après septembre 2023, l’Arménie a souligné sa volonté de poursuivre les négociations sur les plates-formes occidentales sur la base des principes convenus à Prague en octobre 2022 et à Bruxelles en mai et juillet 2023. L’Arménie a également accepté de lancer la voie bilatérale pour assurer le bon déroulement des négociations. L’Arménie et l’Azerbaïdjan sont parvenus à un premier résultat le 7 décembre 2023, en signant une déclaration sur la libération des prisonniers de guerre et le soutien de l’Arménie à l’Azerbaïdjan pour accueillir la COP29, prochain sommet des Nations unies sur le climat, à Bakou.
Les négociations bilatérales se sont poursuivies en 2024. Plusieurs réunions ont eu lieu entre le secrétaire du Conseil de sécurité arménien et l’assistant du président Aliev pour la politique étrangère. En février 2024, les dirigeants arméniens et azerbaïdjanais se sont rencontrés à Munich, en marge de la Conférence sur la sécurité, en présence du chancelier allemand, et les ministres des Affaires étrangères se sont rencontrés à Berlin plus tard en février. Ces deux rencontres ne peuvent cependant être considérées comme une reprise des formats de médiation occidentaux, puisque ni les Européens ni les Américains n’ont été les organisateurs, ni n’ont été impliqués, dans ces pourparlers.
Le processus de négociations bilatérales s’est poursuivi en mai 2024, lorsque les ministres des Affaires étrangères arménien et azerbaïdjanais se sont rencontrés à Almaty, au Kazakhstan, à l’invitation du président Kassym-Jomart Tokayev. Les commissions de délimitation et de démarcation des frontières, créées en mai 2022, ont tenu plusieurs réunions début 2024. Cela a abouti au retrait des forces arméniennes des zones situées le long de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans la région de Tavoush, encadrée par le gouvernement arménien dans le cadre du processus de délimitation et de démarcation des frontières, processus basé sur la déclaration d’Almaty de 1991.
Quels sont les principaux objectifs de l’Azerbaïdjan dans la phase actuelle des négociations ? Premièrement, l’Azerbaïdjan souhaite consolider le statu quo d’après septembre 2023 et retirer la question du Haut-Karabagh et de l’avenir des Arméniens de la région du processus de négociation. Deuxièmement, en boycottant les plateformes de négociation occidentales, l’Azerbaïdjan cherche d’une part à empêcher l’implication croissante de l’Occident dans la région et d’autre part, en se présentant comme un acteur anti-occidental, à améliorer ses relations avec la Russie. Le Kremlin considère les plates-formes occidentales comme un autre canal de pénétration de l’Occident dans la région et, par conséquent, comme une menace pour ses intérêts vitaux. Dans ce contexte, les efforts de l’Azerbaïdjan pour saper ces plateformes sont conformes aux intérêts russes.
L’Azerbaïdjan préfère également les négociations bilatérales sans facilitateurs ni médiateurs car, étant donné l’asymétrie de pouvoir entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, elles permettent à l’Azerbaïdjan d’obtenir davantage de concessions de l’Arménie et de réduire le coût politique pour l’Azerbaïdjan si Bakou décide de ne pas mettre en œuvre les accords précédents. L’Azerbaïdjan utilise, simultanément, le format bilatéral comme écran de fumée. Il se présente comme un acteur constructif véritablement impliqué dans les négociations visant à parvenir à une paix et une stabilité durables dans la région et peut ainsi dissimuler sa position affirmée et agressive envers l’Arménie. La poursuite de la voie bilatérale renforce le discours de l’Azerbaïdjan sur l’inefficacité des formats multilatéraux occidentaux.
Toutefois, dans ces négociations, l’Azerbaïdjan ne cherche pas à signer un accord de paix global. Le président Aliev a effectivement tué toute possibilité de signer un tel accord en déclarant à plusieurs reprises que les changements à la constitution arménienne sont une condition préalable à tout accord de paix. Il est évident que pendant que des protestations sont en cours contre le premier ministre Nikol Pachinian, il sera très difficile pour lui de faire avancer un changement constitutionnel, car beaucoup en Arménie y percevront comme une nouvelle concession à l’Azerbaïdjan.
L’établissement d’un corridor extraterritorial pour relier l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan via Syounik, autre condition préalable posée par l’Azerbaïdjan à la signature d’un accord de paix, entrave également le processus. Même si l’Arménie accède à cette demande, ce qui est peu probable puisque le gouvernement actuel déclare que le corridor extraterritorial est une ligne rouge pour l’Arménie, l’Iran fera tout pour empêcher l’établissement de ce corridor, que Téhéran considère comme une menace pour ses intérêts nationaux. Ainsi, tout en déclarant publiquement son intérêt à signer un accord de paix avant le sommet de la COP29 à Bakou, l’Azerbaïdjan prend des mesures pour empêcher toute possibilité d’atteindre cet objectif. Il pourrait choisir de signer un soi-disant accord-cadre avec l’Arménie, un texte de principes et de déclarations de haut niveau, qui ne résoudra rien mais contribuera à améliorer sa position mondiale, permettant ainsi à Bakou de parler de la COP29 comme d’un « sommet sur le climat et la paix ». Il est fort probable qu’après cet événement, l’Azerbaïdjan revienne à sa politique de conditions préalables et de chantage à l’égard de l’Arménie sur des questions telles que le couloir, les enclaves, le changement de constitution, l’Azerbaïdjan occidental, etc.
L’Azerbaïdjan vise à faire traîner les négociations indéfiniment, en les utilisant pour affaiblir l’Arménie en l’obligeant à des concessions supplémentaires tout en réduisant l’implication régionale de l’Occident. Le but ultime est de voir une Arménie frappée d’incapacité, constamment sous la menace d’une agression azerbaïdjanaise et forcée d’accepter la domination de l’Azerbaïdjan et de ses alliés dans le Caucase du Sud.
Que pourrait faire l’Arménie face à cette stratégie azerbaïdjanaise ? Premièrement, sans refuser de participer aux négociations bilatérales, l’Arménie pourrait déclarer que l’Azerbaïdjan les utilise comme écran de fumée pour promouvoir une politique affirmée et agressive à son égard. Deuxièmement, l’Arménie pourrait condamner encore plus clairement l’Azerbaïdjan pour avoir sapé les négociations en imposant des conditions préalables et pourrait déclarer que l’Azerbaïdjan n’est pas intéressé par la signature d’un accord de paix. Troisièmement, malgré l’accord précédent d’Erévan de signer un accord-cadre avec l’Azerbaïdjan, comme l’a indiqué le premier ministre en novembre 2022, l’Arménie devrait refuser de signer un accord-cadre ambigu, qui ne fera que renforcer la stratégie actuelle d’écran de fumée de l’Azerbaïdjan et se concentrer uniquement sur un accord global.
Alors que l’Azerbaïdjan continue de promouvoir le concept d’Azerbaïdjan occidental et se prépare à publier la liste des Azerbaïdjanais qui « ont été expulsés d’Arménie entre 1987 et 1991 » et que l’Arménie devrait autoriser à revenir, l’Arménie devrait évoquer la question du Haut-Karabagh et l’avenir de ses habitants. Même si ces questions ne font probablement pas partie d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan, elles devraient être abordées, car aucune paix ni stabilité durable n’est possible avant au moins quelques décennies dans un Caucase du Sud avec un Haut-Karabagh ethniquement purifié. Si cette question n’est pas abordée, les générations futures d’Arméniens considéreront probablement le déplacement forcé des Arméniens de la région comme une humiliation et une injustice historique. Cela empêchera toute possibilité d’une véritable normalisation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, créant ainsi une instabilité à long terme.
Traduction N.P.