L’Arménie devrait exploiter les tensions entre l’Azerbaïdjan et la Turquie

Écrit en anglais par Harout Sassounian et publié dans The California Courier en date du 9 septembre 2024

 

Les pays doivent disposer de divers outils pour contrer ou affaiblir leurs ennemis. Le plus évident est le recours à la force. Cependant, l’Arménie n’est pas en mesure d’y parvenir en raison de la faiblesse de son armée.

Un autre outil possible consiste à déstabiliser les États ennemis en créant des troubles internes et en incitant leurs minorités opprimées.

Le troisième outil consiste à provoquer une rupture entre une nation hostile et ses alliés en utilisant la méthode bien connue du « diviser pour mieux régner ». L’Arménie est entourée de l’Azerbaïdjan et la Turquie, deux voisins hostiles qui se disent « une nation, deux États ». L’Arménie devrait donc essayer de creuser un fossé entre eux en approfondissant leurs désaccords lorsque de telles occasions se présentent.

Au cours des trente dernières années, il y a eu au moins trois occasions où les deux ennemis de l’Arménie se sont affrontés.

La première occasion s’est présentée en mars 1995, lorsque des membres de l’armée azerbaïdjanaise, soutenus par certaines factions turques, ont tenté de mener un coup d’État contre le président Heydar Aliev. Ils voulaient ramener au pouvoir l’ancien président Abulfaz Elchibey, renversé par Aliev en 1993.

Le premier ministre turc Tansu Ciller, dont les principaux conseillers étaient impliqués dans le coup d’État, a donné le feu vert pour se débarrasser du président Aliev. Le coup d’État a été déjoué lorsque le président turc Suleyman Demirel a eu connaissance du complot et a alerté le président Aliev. Selon Wikipédia, la tentative de coup d’État « a provoqué une crise diplomatique entre la Turquie et l’Azerbaïdjan ».

Ce fut une occasion manquée pour le gouvernement arménien de 1995 de profiter de la tentative de coup d’État et du chaos qui en résulta en Azerbaïdjan pour éloigner davantage les deux ennemis l’un de l’autre en rendant publique et en accentuant la fracture.

La deuxième crise entre l’Azerbaïdjan et la Turquie a eu lieu en 2009, au moment de la signature des protocoles entre l’Arménie et la Turquie, qui prévoyaient la normalisation des relations entre les deux pays, notamment l’établissement de relations diplomatiques officielles, l’ouverture de la frontière arméno-turque et la création d’une commission historique conjointe pour étudier la question du génocide arménien. Ces protocoles ont été négociés par les États-Unis, la Russie et la France.

L’Azerbaïdjan s’est opposé aux protocoles, craignant que si la Turquie normalisait ses relations avec l’Arménie, cela affaiblirait la pression de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie dans le conflit de l’Artsakh.

La Turquie était prise au milieu de plusieurs intérêts contradictoires :

  1. La Turquie voulait poursuivre son propre intérêt, qui était l’allègement de ses relations conflictuelles avec l’Arménie afin d’éliminer les demandes arméniennes de longue date pour la reconnaissance internationale du génocide arménien ;
  2. La Turquie subissait des pressions de la part des États-Unis, de la Russie et de la France pour qu’elle ratifie ces protocoles ;
  3. L’Azerbaïdjan, partenaire minoritaire de la Turquie, a d’abord exercé des pressions diplomatiques sur la Turquie et a ensuite menacé de couper les exportations de gaz ou d’augmenter son prix. Lorsque cela n’a pas eu l’effet escompté, l’Azerbaïdjan a fermé plusieurs mosquées financées par la Turquie à Bakou et a retiré les drapeaux turcs. Le ministère azerbaïdjanais des Affaires étrangères a déclaré que l’amélioration des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan « contredit directement les intérêts nationaux de l’Azerbaïdjan et éclipse l’esprit des relations fraternelles entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, fondées sur de profondes racines historiques ».

Une fois de plus, l’Arménie n’a été qu’un spectateur dans ce conflit. Finalement, la Turquie a cédé aux pressions azerbaïdjanaises et a refusé de ratifier les Protocoles.

Le troisième conflit entre Ankara et Bakou a lieu en ce moment même, après que le président Erdogan a embarrassé l’Azerbaïdjan en déclarant le 28 juillet : « Tout comme nous sommes entrés au Karabagh, tout comme nous sommes entrés en Libye, nous devons faire la même chose avec Israël. Rien ne nous en empêche. Nous devons simplement être forts pour franchir cette étape. »

Les responsables azerbaïdjanais ont vivement contesté la déclaration d’Erdogan, car elle démasquait le mythe azerbaïdjanais selon lequel ils auraient remporté la guerre d’Artsakh sans aucune aide extérieure. En réalité, l’Azerbaïdjan a été soutenu dans la guerre de 2020 par l’armée et les commandants turcs ainsi que par les milliers de mercenaires djihadistes que la Turquie a fait venir en Azerbaïdjan depuis la Syrie pour combattre les Arméniens.

Malgré les dénégations azerbaïdjanaises, Erdogan a répété sa déclaration sur l’implication de l’armée turque dans le conflit de l’Artsakh. Le 1er août, il a déclaré : « Dans le Karabagh azerbaïdjanais, avec nos frères azerbaïdjanais, nous avons complètement éliminé les forces ennemies. »

Le journal officiel azerbaïdjanais a réagi dans un éditorial : « Notre peuple, notre armée et notre commandant voient avec déception et une profonde tristesse les tentatives de revendiquer et de s’approprier notre victoire légitime. La victoire de l’Azerbaïdjan est pour l’ensemble du monde turc, mais la Turquie n’en est pas l’architecte. Les architectes de la victoire du Karabagh sont le commandant en chef Aliev et l’armée azerbaïdjanaise. » Le journal officiel azerbaïdjanais a qualifié les propos d’Erdogan de « coup dur au moral ».

Bakou a poursuivi son désaccord avec la Turquie par la voie diplomatique. Le 29 juillet, l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en Turquie, Rashad Mammadov, a rencontré le vice-ministre turc des Affaires étrangères Mehmet Kemal Bozay pour se plaindre de la déclaration d’Erdogan. L’ambassadeur Mammadov a ensuite rendu visite au vice-ministre turc des Affaires étrangères Berris Ekinci le lendemain pour se plaindre une deuxième fois de la déclaration d’Erdogan.

Heureusement, le premier ministre arménien Pachinian a réagi à ce dernier conflit entre l’Azerbaïdjan et la Turquie en répondant à une question d’un journaliste lors de sa conférence de presse du 31 août : « Durant la guerre de 44 jours [en 2020], dans de nombreux endroits, nos militaires, nos explorateurs ont vu des drapeaux turcs, des soldats turcs, des escadrons spéciaux turcs et des officiers supérieurs turcs. N’oublions pas qu’avant la guerre de 44 jours, il y avait des exercices militaires à grande échelle entre l’Azerbaïdjan et la Turquie. Et pendant toute la guerre, des avions de chasse F-16 appartenant à la Turquie étaient littéralement dans les airs et des drones appartenant à la Turquie étaient entretenus par du personnel turc ».

Les guerres modernes ne se font pas uniquement avec des armes. Les nations ont également recours à la guerre psychologique, à la désinformation, à la prolifération de troubles internes dans des pays hostiles et à des tactiques de division et de conquête. L’Arménie doit utiliser tous ces outils pour affaiblir ses ennemis et défendre ses intérêts nationaux.

Si l’Arménie manque d’expertise dans ce type d’opérations spécialisées, il existe des sociétés de conseil que l’Arménie peut embaucher, pour une fraction des millions dépensés en armes, dans le but d’affaiblir l’ennemi de l’intérieur.

 

Traduction N.P.