La jurisprudence en Turquie n’a pas beaucoup progressé depuis l’époque des sultans ottomans. La littérature arménienne a un humoriste moins connu, appelé Arantzar qui ridiculisait les lois turques de son époque. Dans l’une de ses histoires, un Arménien est reconnu coupable par un tribunal turc pour avoir insulté la barbe d’un mollah (très semblable à l’insulte de Sevan Nisanyan envers le Prophète). Mais en appel, le juge miséricordieux absout le contrevenant sur le fait que les poils de la barbe du mollah, étaient tombés le matin même, après un vigoureux coup de peigne.
Nous souhaitons que le cas Nisanyan puisse mener aux mêmes conclusions.
La Turquie est actuellement candidate à l’adhésion à l’Union européenne, dont les conditions préalables ont obligé le gouvernement Erdogan a introduire quelques améliorations aux lois de son pays, en particulier dans le domaine des droits de la personne et la liberté d’expression, sans parler du carnage continuel des Kurdes et l’attaque envers la liberté de la presse avec l’incarcération de plus en plus de journalistes.
Le ressortissant turc Dogu Perinçek insulte le génocide arménien en Suisse, et est absous par la Cour européenne des droits humains, au nom d’une soi-disant défense de la liberté d’expression, mais ce même pays, qui réclame le respect des droits de M. Perinçek, condamne un intellectuel Arménien, Sevan Nisanyan, à 25 ans d’emprisonnement en vertu d’accusations fausses, simplement pour avoir dit la vérité sur l’histoire turque. Les gens pourraient accepter cette logique juridique déformée de la part d’un pays comme la Turquie, mais il est inacceptable pour une cour européenne d’imiter la pensée turque.
Soit dit en passant, il y a eu un tollé dans le monde entier lorsque des journalistes turcs, y compris l’éditeur de Cumhuriyet, ont été emprisonnés, alors qu’aucun mouvement similaire n’a eu lieu depuis deux ans, depuis l’arrestation injuste de Nisanyan.
Les gens aux talents extraordinaires sont souvent colorés, et ont tendance à remettre en question les normes sociales, morales et politiques. Dans le processus, ils se taillent de nouvelles façons de penser qui à leur tour, deviennent une norme de société, au sacrifice de leur vie. Nisanyan entre dans ce moule du rebelle et du pionnier social (tel Jésus-Christ, Jeanne d’Arc, Giordano Bruno, etc.); malheureusement, il réside dans le mauvais pays.
C’est un érudit qui a considérablement contribué à sa société. Pourtant, il a été mis en prison sur de fausses accusations. Il y a une pétition en ligne sur le site de « change.org » demandant sa libération, mais la pétition n’a pas encore atteint l’attraction internationale, comme un défi à la communauté arménienne mondiale.
Mais son cas mérite d’être examiné bien au-delà de la partisannerie arménienne, puisqu’il est devenu le symbole universel de la justice (ou l’injustice). Il est en prison depuis deux ans et il fait face à une sentence de 11,5 ans et si les accusations portées contre lui sont confirmées, sa peine pourrait être étendue à 25 ans.
Orhan Kemal Gengiz a écrit dans un article paru dans Al Monitor, « Sevan Nisanyan est puni pour avoir illégalement construit sur ses terres en Turquie, le paradis même de la construction illégale, et est maintenant incarcéré à la prison Torbali d’Izmir. En outre, au lieu de de voir décerner un prix Nobel pour l’architecture qu’il a créé à Sirince, il fait face à environ 50 ans de prison pour 17 accusations portées contre lui. En fait, tout le monde sait que l’affaire contre Nisanyan n’a rien à voir avec des infractions de construction. Il est puni pour son histoire et le travail littéraire contestant l’idéologie officielle. »
Grace à l’initiative de Nisanyan, Sirince est devenu un paradis touristique attirant 600 000 à 800 000 visiteurs chaque année. Lui et sa femme ont déménagé dans cet ancien village grec, devenu vétuste, il y a acheté de nombreuses propriétés et leur a rendu leur l’état originale, avec toutes la modernisation qu’un touriste pourrait affectionner. En fait, ce qu’il a fait est un peu comme ce que les Tufenkian ont fait en Arménie en restaurant d’anciennes maisons meublés d’équipements modernes. Au lieu de se réjouir de ses efforts qui augmente le tourisme turc, il est puni pour y avoir pensé.
Istanbul est considérée comme la capitale mondiale de la construction « gecekondu » (construire en une nuit sans permis), mais personne n’a jamais été reconnu coupable ni n’a reçu de peine de prison pour ces constructions illégales.
Il est évident que la peine de Nisanyan a plus à voir avec son franc-parler que ses activités de construction. Nisanyan lui-même estime que son identité et ses opinions sont la principale cause de sa persécution.
Il est diplômé des universités Columbia et Yale. Il a écrit un livre inhabituel sur l’étymologie de la langue turque, rappelant aux lecteurs les réalisations linguistiques de Hagop Martayan, qu’Atatürk avait appeler Dilaçar, pour sa contribution à l’application de l’alphabet latin à la langue turque.
Les ennuis de Nisanyan ont commencé lorsqu’il a publié son livre intitulé « La fausse république », remettant en question la fondation de la république actuelle de Turquie et la légitimité du gouvernement d’Atatürk. Ses conclusions ont déjà été reconnus par l’historien turc Taner Akçam, qui a indiqué que tous les criminels de guerre Ittihadistes qui plus tard se sont joint au mouvement d’Atatürk pour construire la Turquie moderne, avaient sur les mains le sang des Arméniens et des chrétiens en général.
Atatürk signifie littéralement « père des Turcs ou de Turquie. » L’écrivain turc Aziz Nesin a même franchi une étape supplémentaire en posant la question suivante : « Pourquoi un bâtard devrait être appelé le père de ma nation ou mon propre père. »
Des années plus tard, un autre historien turc demeurant en Hollande, Ugur Ungor, a publié un livre intitulé « The Making of Modern Turkey » (Naissance de la Turquie moderne), dans lequel il démontre que la classe aisée de la Turquie moderne est assise sur la richesse et les biens confisqués des Arméniens. Nisanyan est en prison pour les mêmes déclarations. De plus, il s’est fait entendre sur la question du génocide arménien. Il a également reçu de nombreuses menaces de mort pour ses opinions sur la répression religieuse, et peut-être que sa présence en prison s’avère être une bénédiction, car il pourrait partager le sort de Hrant Dink, dont la mort n’a pu être stoppée par les autorités, tout en ayant été planifiée.
En ce qui concerne le cas de Nisanyan, la loi qui a permis de l’incarcérer avait déjà été abrogée. Le membre du Parlement du parti de l’opposition HDP, Pervin Boudan, a remis en question en vain la validité de la loi devant le parlement. La loi 2863, article 65, a été abrogée de la Constitution en 2012, pourtant le juge a insisté pour l’utiliser. La condamnation est également contraire aux articles 6 et 7 de la Cour européenne des droits de la personne.
Dans l’atmosphère xénophobe d’aujourd’hui, générée par le zèle religieux du président Recep Tayyip Erdogan, les subtilités des lois actuelles ne brisent pas la glace.
Mais le cas à portée de main est un défi pour tous les Arméniens à travers le monde, ainsi que pour toutes les organisations de défense des droits humains. L’opinion publique internationale doit démasquer les violations modernes des droits humains de la Turquie, qui, autrement, tournera en dérision sa candidature d’adhésion à l’Union européenne.
Il est temps de libérer Sevan Nisanyan de prison. Il est bavard, contradictoire et peu prêt à apaiser ou à cacher ses couleurs pour vivre une existence sûre. Mais tel est précisément le genre de personne dont la Turquie a besoin pour se transformer en une démocratie.
Traduction N.P.