Des femmes qui rayonnent

Hugo Pilon-Larose / La Presse

Profession chef d’orchestre

L’idée peut paraître aujourd’hui étrange, mais elle est fondamentale pour comprendre le chemin qu’ont parcouru les femmes avant d’être reconnues par les grands orchestres. En 1940, sept ans avant de se retrouver sur les planches du mythique Carnegie Hall, à New York, la violoniste et chef d’orchestre Ethel Stark fondait la Symphonie féminine de Montréal. À l’époque, le « boys club » de la musique classique les regardait de haut.
Près de 77 ans plus tard, quand Mélanie Léonard (la première femme, dit-elle, à avoir obtenu un doctorat en direction d’orchestre d’une université québécoise), accompagnée de Véronique Lussier et Lori Antounian, deux étudiantes dans ce même programme actuellement entièrement composé de femmes, arrivent à La Presse afin de discuter de l’avenir des orchestres, on les sent libres, fonceuses et surtout convaincues d’avoir le soutien et le respect de leurs pairs.

« Lorsqu’on est sur le podium, on est tellement concentré sur la musique, on ne ressent pas de résistance. J’ose espérer qu’il n’y a plus de différence aujourd’hui que ce soit un homme ou une femme qui dirige », affirme Mélanie Léonard, directrice musicale de l’Orchestre symphonique de Sudbury, anciennement chef associée du Calgary Philharmonic Orchestra.

« On sent vraiment qu’il y a un contexte qui est de plus en plus favorable à ce que les femmes accèdent à ces postes. Dans toutes mes expériences, que ce soit avec des orchestres étudiants, professionnels ou en stage, je me suis toujours sentie accueillie et soutenue par les musiciens et le public. Au final, c’est la musique qui parle », ajoute Véronique Lussier, qui termine actuellement son doctorat en direction d’orchestre à l’Université de Montréal.

Au Québec ? À l’étranger ?

Lori Antounian, une Québécoise d’origine arménienne qui étudie dans le même programme que Véronique Lussier, soutient également que l’égalité est pratiquement atteinte au Canada comme dans de nombreux pays européens. Or, lorsqu’elle est allée diriger l’orchestre de Buenos Aires en 2011 en Argentine, elle a vécu un choc des cultures.

« À l’époque, j’avais les cheveux entièrement blonds, j’étais vraiment “go girl !”. Quand je suis arrivée sur le podium, les musiciens ont demandé : “Il est où, le chef ?”. Je leur ai rapidement répondu que c’était moi, malgré les grimaces qu’ils faisaient. Quand certains ont commencé [à babiller], je leur ai mis ma main devant le visage et j’ai dit : “Ce n’est pas le temps de parler, on fait maintenant de la musique” », raconte la jeune chef d’orchestre d’un ton qui ne laisse aucun doute qu’elle peut être ferme lorsque nécessaire.

Quand elle a visité l’Arménie, où la musique et les différentes disciplines artistiques fleurissent, dit-elle, Lori Antounian a été choquée de voir que la première femme chef d’orchestre était traitée comme une personne indésirable. Des émissions de télévision diffusaient même des émissions où des gens se disaient choqués de voir une femme à la tête d’un orchestre.

« Je suis allée la voir une répétition avec son orchestre… Ses musiciens lui donnent tellement de misère à cette femme-là. “It’s a guy’s world”. Je ne sais pas comment elle fait pour rester debout devant tout le monde », explique Antounian, découragée.

À la recherche du public

Dans la grande salle de réunion vitrée où nous avons réuni Mélanie Léonard, Véronique Lussier et Lori Antounian, l’air ambiant se réchauffe. Au départ, elles sont très respectueuses de leur temps de parole (une qualité des chefs, disent-elles d’un commun accord, est de savoir écouter les autres), mais la passion prend finalement le dessus lorsque nous discutons de l’avenir des orchestres.

Selon une étude menée par le Partenariat de recherche interdisciplinaire sur la musique et ses publics (autrefois nommé le DPMQ), qui a analysé le public qui a assisté aux concerts de la saison 2014-2015 de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), 23 % de leur échantillon avait moins de 34 ans, alors que 57 % étaient âgés de 55 ans et plus. Le défi est d’attirer davantage de jeunes.

« Des concerts qui sont très tendance, c’est d’avoir des projections d’images », illustre Véronique Lussier, qui s’intéresse particulièrement à la question des nouveaux publics en travaillant conjointement avec l’Orchestre symphonique de Longueuil.

« À mon dernier concert, j’ai fait un oratorio contemporain d’une heure dans lequel j’avais la chorale et trois drummers solistes. Avec trois drummers, il y a beaucoup de jeunes qui viennent. »

— Lori Antounian, qui a formé son propre orchestre afin de pouvoir diriger

« Je pense qu’on est dans une période où les orchestres sont en transition. Il faut savoir comment les intégrer dans une société où le rythme de nos vies s’accentue. Alors qu’il y a des tendances en ce moment à la méditation, au yoga et aux techniques pour prendre soin de nous, l’expérience d’un concert s’inscrit peut-être là-dedans », ajoute pour sa part Mélanie Léonard, optimiste.

Le facteur jeunesse

Ce qui frappe quand on regarde les trois chefs d’orchestre discuter avec passion de l’avenir de leur métier, ce n’est pas tant qu’elles sont des femmes, même si cela vaut certainement la mention, mais plutôt qu’elles sont jeunes et qu’elles osent prendre leur place dans un monde qui est plutôt associé aux têtes grises.

« Quand j’étais au Conservatoire de musique, Yannick Nézet-Séguin est venu nous donner un cours de maître. On le voyait, il était jeune, il avait une énergie incroyable qui captait l’attention de tous les jeunes musiciens. Quand tu as un chef d’orchestre jeune devant toi, tu peux plus facilement t’identifier à lui. Il a de l’énergie, c’est cool », raconte Lori Antounian.

« Je trouve qu’il faut toutefois faire aussi attention pour ne pas tomber dans le culte de la jeunesse. Si nous sommes jeunes aujourd’hui, c’est éphémère. Le défi est de rester jeunes et actuels même en vieillissant. »

— Mélanie Léonard, directrice musicale

Pour Véronique Lussier, ce qu’on associe à la jeunesse, qui prend tranquillement sa place dans les orchestres, c’est un « vent de fraîcheur ».

« Les jeunes chefs sont en évolution et restent informés sur la morphologie du public qu’ils ont devant eux », dit-elle.

Mais être jeune dans le contexte précaire de certains orchestres signifie-t-il offrir aux spectateurs uniquement ce qu’ils veulent entendre, sans prendre de risque ?

« La différence d’il y a 20 ans, disons, c’est que le chef d’orchestre et son équipe conçoivent aujourd’hui davantage un programme en fonction de la demande. On veut comprendre les gens qui sont devant nous, surtout quand on observe une baisse de clientèle [chez les plus jeunes]. Bien comprendre cet enjeu est important si on veut s’assurer un public pour demain », affirme Véronique Lussier.