Comme une marchandise emballée dans un colis, il la commande d’un orphelinat de son pays d’origine, l’Arménie, pour être livrée aux États-Unis, sa nouvelle patrie où il s’est établi, après tant de souffrance et de mélancolie, pour fonder une famille de cinq membres qui remplace la sienne qu’il avait perdue lors du génocide commis par la Turquie contre son peuple, à l’orée du XXe siècle, pour éliminer les Arméniens du territoire qui leur appartenait jadis.
Une vision originale du Génocide arménien qui s’exprime par des péripéties, intrigantes et passionnantes, qui se déroulent à l’Amérique des années vingt et trente du siècle dernier. Deux décennies, critiques et fatidiques, qui succèdent aux massacres abominables des Arméniens. Elles sont, également, le cœur de l’époque surnommée « les années folles » marquant un intervalle, chaotique et tumultueux, entre les deux guerres mondiales qui scellent l’histoire humaine d’un sceau rouge alarmant de la couleur du sang de leurs victimes qui a abondamment coulé, pour de sinistres raisons, et inondé la terre pour témoigner et confirmer que le mal est un trait de caractère dominant et incontournable chez les humains.
Cette tendance destructrice et sanguinaire ancestrale qui caractérise, depuis l’aube des temps, le comportement de l’être humain, et qui traduit brutalement la vulnérabilité de sa nature et l’insécurité maladive qu’elle engendre face à tout ce qui échappe à sa compréhension et à son contrôle, était l’inspiratrice du chef d’œuvre, qui a vu le jour vers le milieu des années 90 du siècle dernier, Une bête sur la lune, du perspicace et charismatique auteur américain Richard Kalinoski.
D’ascendance juive, il est issu d’une culture imprégnée des atrocités des exterminations ethniques qui allaient de pair, depuis les tout premiers débuts, avec l’histoire de son peuple. Mariée à une Arménienne dont la famille est rescapée de l’ethnocide, amorcé par les autorités turcs et leurs complices, le 24 avril 1915, et qui s’est étendu sur environ deux ans, Kalinoski plonge dans les profondeurs du tragique de son ère et découvre une autre expression, flagrante et terrifiante, de la barbarie et de la sauvagerie humaines qui assimile les Arméniens aux juifs.
Vivement touché par la similitude des tragédies qui frappent, de temps à autre, impitoyablement l’humanité, Kalinoski met son art et son talent de dramaturge, formé dans les meilleurs instituts américains, au service de sa cause, devenue celle de révéler et de souligner l’absurdité et les effets néfastes des conflits sanglants qui ne laissent sur leurs traces que des pays ruinés, voire rayés de la carte, et des populations dévastées, dont les survivants sont réduits en réfugiés éparpillés dans les quatre coins de la planète et vivant, pour la plupart, dans des conditions minables, tout en étant profondément traumatisés pour des générations à venir.
L’œuvre de Kalinoski semble, toutefois, n’avoir aucune relation avec son titre. Il n’y a ni bête, ni lune. Une anecdote racontée au fil des événements, par le héros de l’action, élucide, cependant, le mystère intriguant du nom. Elle confirme que l’humain, où qu’il soit, est l’ennemi tenace de ce qu’il ignore et qui s’avère risqué et menaçant. L’auteur américain attribue, dans son ouvrage, le déclenchement des violences turques contre les Arméniens à une éclipse lunaire qui a jeté, en 1893, de son ombre sur la Turquie ottomane, fragile et frileuse, de la fin du XIXe siècle. Ce n’est plus l’époque de sa gloire et de sa grandeur, mais celle de sa décadence et de son déclin. Une date habilement choisie par l’auteur du livre, car elle marque le début des pénibles Massacres hamidiens, survenus sous le règne du Sultan Abdelhamid II (1876-1909), un des derniers souverains de l’Empire ottoman dont la mère est arménienne. Ce carnage mondialement reconnu, qui a duré environ quatre ans, est considéré, pourtant, selon certaines sources historiques, comme le prélude réel du grand Génocide arménien de 1915.
Dans l’ouvrage de Kalinoski, l’éclipse de la lune était le facteur déclencheur de l’avalanche des agressions et des persécutions qui se sont abattues sur les Arméniens de la Turquie. Les Trucs, se sentant menacés d’un phénomène tout à fait naturel qui leur était, toutefois, complètement incompréhensible et qui les frappait de plein fouet sans qu’ils n’y pouvaient rien, se voyaient si vulnérables et démunis. Issus d’une culture violente et oppressante dont les racines sont profondément ancrées dans l’usage excessif de la force et du recours au combat, ils n’envisageaient d’autre solution, pour se débarrasser de ce qui leur paraissait un danger, que de tirer de leurs fusils sur la lune, en pensant qu’il y avait une bête géante qui marchait sur sa surface et éclipsait sa lumière argentée, qui éclairait leur nuit, avant de s’attaquer à eux.
La bête imaginaire disparait, pourtant, le lendemain du ciel nocturne pour réapparaitre, cette fois-ci, sur leur terre en la personne du Peuple arménienne dont la communauté, abondante et influente, vivant sur la majorité du territoire turc, anciennement arménien, semblait tout à coup constituer une vive menace à l’identité et aux ambitions turques. Le fusil change, par conséquent, de direction pour ne plus viser la lune, mais une race entière condamnée, par sa foi et sa culture distinctes, à être l’ennemi redoutable qu’il faut exterminer pour avoir la paix et la tranquillité d’esprit.
Une saga humanitaire émouvante et pénétrante, agréablement conçue et réalisée, qui se distingue par l’originalité de son intrigue, la richesse, l’équilibre et la force de son récit et l’intelligence et l’éloquence de ses dialogues expressifs qui invitent à la réflexion et à l’étude et l’analyse des personnages et des diverses situations de l’action. Toutefois, en évoquant et en commémorant le souvenir du Génocide arménien, l’œuvre rend aussi un hommage, mémorable et grandiose, à toutes les victimes des injustices et des brutalités humaines à travers le temps et l’espace. Elle reconnait, ainsi, non seulement leur peine, leur douleur et leurs sacrifices, mais également leur apport à l’humanité entière qui revoit, en leur drame, ses méfaits et ses dangereuses folies et reconsidère ses excès et ses périlleuses frénésies.
Une grande ovation admiratrice au Centre Tekeyan de Montréal, à sa tête son Président doué et dévoué au sens artistique et critique élevé, Arto Manoukian, qui a pris l’audacieuse et magnifique initiative de présenter de tels chefs-d’œuvre mondiaux qui traitent, ingénieusement et en profondeur, la question épineuse et douloureuse du Génocide arménien. Assisté de la fabuleuse troupe théâtrale, à la performance pathétique et distinguée, Hay Pem, dirigée par sa réalisatrice d’exception et de grand talent, Nancy Issa Torosian, qui met toujours ses touches innovantes et impressionnantes sur chacune de ses réalisations, le centre culturel arménien de renom ne cesse pas de relever les défis époustouflants, notamment à l’occasion du centenaire du Génocide arménien qui a eu lieu en avril 2015. Le phare montréalais de la culture arménienne n’arrête pas, ainsi, de capter l’attention, de susciter l’admiration et de récolter les sincères et chaleureuses félicitations pour sa dévotion à sa mission, ses fines sélections et la qualité supérieure de ses nombreuses et diverses activités et productions, dont Une bête sur la lune qui, avant d’être présentée sur scène en français, au mois d’octobre dernier, a déjà fasciné, pendant des années, en arménien et en anglais, un public grandissant de différentes appartenances et nationalités.
Amal M. Ragheb
(Carmen Aprahamyan)
Journaliste internationale et écrivaine