Lorsque l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie ont signé la déclaration trilatérale du 10 novembre 2020, il semblait que le Kremlin avait remporté une nouvelle victoire dans le Caucase du Sud. C’était un secret à peine voilé que la Russie voulait avoir des bottes sur le terrain du Haut-Karabagh et, au moins depuis 2014-2015, faisait pression pour une solution qui envisageait le déploiement de casques bleus russes dans la région après le retrait des forces arméniennes de la zone de sécurité autour du Haut-Karabagh.
L’idée de déployer des soldats de la paix dans la région dans le cadre du règlement du conflit n’est pas nouvelle. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a même créé un groupe de planification de haut niveau pour concevoir l’opération. Cependant, alors que la communauté internationale parlait de forces multinationales de maintien de la paix et que beaucoup soutenaient que les pays coprésidents, dont la Russie, ne devraient pas participer à l’opération, la Russie était intéressée à n’avoir que des troupes russes dans le Haut-Karabagh, la considérant comme un outil tangible afin d’assurer son influence en Azerbaïdjan. Ainsi, alors que les casques bleus russes entraient dans le Haut-Karabagh quelques heures seulement après la signature de la déclaration du 10 novembre 2020, il y avait en Arménie le sentiment que la sécurité des Arméniens était désormais garantie. Les experts ne cessaient de répéter comme un mantra que les troupes russes ne quittaient jamais le territoire où elles entraient. Ainsi, presque tout le monde était convaincu que les troupes russes resteraient au Haut-Karabagh pour toujours et que le statut de la région demeurerait dans l’impasse, assurant aux Arméniens une indépendance de facto face à l’Azerbaïdjan.
Il est difficile d’évaluer la précision de ces estimations faites en novembre 2020 et si la Russie était intéressée à maintenir ses troupes au Haut-Karabagh pour toujours, ce qui en fait un point de discorde sans fin avec l’Azerbaïdjan. Pendant ce temps, alors que la guerre en Ukraine augmentait considérablement l’importance de l’Azerbaïdjan pour la Russie en tant que voie de transit la plus courte pour atteindre l’Iran et établir un couloir qui relierait la Russie à l’Inde et à d’autres pays asiatiques via la route Russie-Azerbaïdjan-Iran, l’idée que la Russie serait prête à aggraver considérablement ses relations avec l’Azerbaïdjan pour une présence militaire au Haut-Karabagh parait bien moins réaliste.
Une présence militaire en Azerbaïdjan est-elle le seul moyen pour la Russie de protéger ses intérêts ? Il n’y a pas eu de présence militaire russe en Azerbaïdjan de 2012 à 2020, mais cela n’a pas empêché les deux pays de développer des partenariats stratégiques, notamment des ventes d’armes à grande échelle.
Simultanément, après le début de la guerre en Ukraine, le collectif occidental, et surtout les États-Unis, ont lancé une nouvelle « politique d’endiguement de la Russie » dont le but principal est de réduire la présence et l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique, y compris le Caucase du Sud. Dans ce contexte, la présence militaire russe au Haut-Karabagh ne pouvait rien lui garantir. Si l’Azerbaïdjan devient trop antirusse, et si après les processus de normalisation Arménie-Azerbaïdjan et Arménie-Turquie, la présence militaire russe en Arménie peut disparaître, alors les casques bleus russes au Haut-Karabagh deviennent un handicap plutôt qu’un atout pour la Russie.
Dans l’intervalle, alors que le gouvernement arménien reconnaissait l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan à l’intérieur des frontières administratives de l’Azerbaïdjan soviétique de 1991, y compris le Haut-Karabagh, l’idée même de maintenir son statut dans les limbes pour garantir la prolongation indéfinie du mandat des casques bleus russes, est devenue obsolète. Si l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’accordent sur son avenir, aucune puissance extérieure ne pourra rejeter cet accord et faire pression pour une solution différente.
L’augmentation croissante de l’implication des États-Unis et de l’UE dans le processus de négociation a sonné l’alarme en Russie sur la possibilité qu’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan soit signé quelque part en Europe. Ce sera une perte de réputation et de vie réelle pour la Russie, car cela établirait que la Russie n’est plus l’acteur le plus influent de la région. Alors qu’elle tente de conserver son statut de puissance régionale dans le Caucase du Sud, elle a besoin de relations plus ou moins positives avec tous les États de la région. Ainsi, si l’Arménie accepte que le Haut-Karabagh fasse partie de l’Azerbaïdjan, abandonne toute demande, même celui d’un statut autonome pour la région et n’exige que les droits et la sécurité des Arméniens qui y vivent, il n’y a aucune logique pour la Russie de parler du statut du Haut-Karabagh, ajoutant ainsi des tensions dans ses relations avec l’Azerbaïdjan et la Turquie.
La Russie pourrait tenter de diriger le processus de paix, dans l’espoir d’amener les dirigeants arméniens et azerbaïdjanais à Moscou pour y signer un accord. Elle ferait, simultanément, avancer l’idée des droits et de la sécurité des Arméniens vivant au Haut-Karabagh, dans l’espoir de susciter des sentiments positifs parmi les Arméniens de la région.
La Russie est-elle toujours intéressée à maintenir ses casques bleus au Haut-Karabagh après novembre 2025 ? La réponse à cette question peut être à la fois oui ou non. Oui, parce que la Russie peut toujours considérer ses soldats de la paix comme un outil pour tirer parti de l’influence turque en Azerbaïdjan et comme un bâton, qui peut être utilisé chaque fois que la Russie veut envoyer des messages à l’Azerbaïdjan, et non, parce que la Russie apprécie ses relations avec l’Azerbaïdjan et ne veut pas avoir un conflit permanent avec ce dernier.
Dans tous les cas, l’objectif principal de la Russie dans le Caucase du Sud n’est pas de préserver sa présence militaire dans le Haut-Karabagh, mais d’empêcher les efforts américains de chasser la Russie de la région ou en diminuer son influence. Dans ce contexte, les casques bleus russes au Haut-Karabagh peuvent être plus un problème qu’une solution pour le Kremlin.
Traduction N.P.