GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS 1915-2020 – JE ME SOUVIENS – ©AEK

À droite, ma grand-mère, la mère de ma mère. Née en avril 1909, à Sis (actuel Kozan), en Cilicie, dans le contexte des massacres de la ville d’Adana. Cilicie, dit aussi Royaume de la petite Arménie, fondé en 1080 par les Roupénides, une branche des Bagratides, a fini par tomber en 1375 sous les assauts des mamelouks arabes, qui en ont fait prisonnier son Roi « Levon V Takavor » (se prononce « Lévone » en arménien – Léon de Lousignan, Chevalier poitevin…). Après avoir été emmenés prisonnier avec sa famille, ses très proches au Caire, et des années de tractations, il est libéré et revient en France, où il y décède 14 ans plus tard. Il fut enterré, dont le cénotaphe est avec les autres Rois de France, en la Basilique Saint-Denis, à proximité de Paris, en France.

Née Tchapoutian, aux moments des massacres, sa mère la prénomme Azadouhi (venant de « Azad » qui veux dire liberté, d’ou « Azadouhi » au féminin, en arménien). Les massacres d’Adana d’avril 1909 (située à environ 80 kilomètres au Sud de Sis), des alentours et dans la région ont fait en quelques jours entre 200.000 à 300.000 victimes arméniennes, dont beaucoup de rescapés se sont retrouvés dans toit, tant dans leurs fureurs, les turcs ont incendié, saccagé sauvagement, non seulement des dizaines de milliers d’êtres humains, mais le ou les quartier-s arméniens, de nombreuses maisons, quand elle n’ont pas été pillées…

Azadouhi née dans ce contexte, a eu une vie bien singulière. Âgée de 3-4 ans, voilà qu’elle disparaît. C’était choses courantes, turcs, arabes, kurdes enlevaient régulièrement les beaux et très jeunes enfants arméniens. Sa mère, Shamiram (se prononce chamirame), l’a recherchée longtemps. Elle n’a jamais désespéré de retrouver sa fille unique. S’habillant de Charwalh (comme les femmes musulmanes), montant à cheval, accompagnée, paraît-il de deux soldats anglais, elle chevauchait campagnes, villages, hameaux, désespérément à la recherche de sa fille adorée. Elle n’a jamais perdu espoir et n’a jamais renoncé.

Au bout de 4 ans, un jour, qu’elle arrive dans un village, elle croise un jeune garçon arménien qui finit par lui indiquer une famille arabe au sein de laquelle, une toute petite fille chantonne des bribes d’une chanson en arménien. Shamiram, se dirige vers l’habitat indiqué, et elle entrevoit sa fille qu’elle reconnaît. Cette dernière ne parle plus l’arménien, mais l’arabe, ne reconnaît pas sa mère et se cachent se réfugie dans les jupes-charwall de la femme arabe adoptive. Shamiram finit par récupérer sa fille en échange d’une bourse d’or et la ramène à Sis, capitale de la Cilicie. Tous les enfants arméniens n’ont pas toujours eu cette chance.

Avec son père Hovhannès Tchapoutian, vétérinaire, pratiquant aussi la médecine populaire, la famille réunie coule plus ou moins des jours heureux, pendant lesquelles Azadouhi réapprend sa langue maternelle, malgré tout, jusqu’à ce que la déportation des arméniens soit déclarée. À Sis, un beau matin de juin 1915, il est annoncé que tous les arméniens valides, principalement enfants, femmes, vieillards, et de rares hommes encore vivants, présents n’ont pas d’autre choix que de quitter leur maison, en emportant que ce qu’ils pouvaient sur eux. Réunis en colonne, ils commencent à marcher, sont en partis acheminés en wagons à bestiaux, pendant des jours et des semaines… ils seront déportés en direction du Sud. Au cours de la déportation, Azadouhi perd son père, ses grands-parents et se retrouvent seule avec sa mère. Les survivants arrivent aux portes de la ville d’Alep (à l’époque l’empire ottoman et actuel Syrie). Là, elles survivent tant bien que mal pendant environ trois années. Toutes les familles arméniennes ont perdu entre 70 à 100% de leurs membres.

Lorsqu’en 1918, l’armée française renforcée par la légion arménienne d’orient (constituée essentiellement d’arméniens volontaires, principalement issue de l’immigration occidentale, revenus pour aider, sauver et protéger leur compatriotes arméniens de Cilicie), dont la France s’en fait le protecteur, selon les accords secrets Sykes-Picot signés en 1916 avec l’Angleterre, afin de se partager une partie de ce qui reste de l’empire malade. La France récupère la Cilicie avec qui elle est liée au moins depuis les premières croisades, la Syrie et le Liban. L’Angleterre s’accapare l’Irak, la Jordanie, la Palestine.

Les arméniens originaires de Cilicie survivants de la déportation, des massacres, après trois ans, se voient rapatriés dans leur pays-région-ville d’origine, et pour ceux qui ont retrouvé leur maison debout, en état, non ravagée, et non squattée, s’y réinstallent, et un semblant de vie peut recommencer…

Au sein de la légion d’orient, un jeune engagé volontaire arménien Levon (prononciation « Lévone ») Gorlekian ayant migré aux Etats-Unis, croise le regard et le très beau visage de Shamiram et en tombe fou amoureux. Elle l’épouse, donne naissance à un garçon prénommé Karnik. Mais les jours d’espoir et de bonheur ne furent pas longs.

La France trahit les arméniens de Cilicie. Dans la nuit du 21-22 décembre 1921, l’armée Française quitte en catimini la Cilicie. Au réveil, les arméniens découvrent d’effroi qu’ils ne sont plus protégés, mais que par les leurs au sein de la fameuse légion d’orient arménienne. Cette situation ne dure pas longtemps, les turcs faisant haro sur les arméniens, Shamiram, son mari, sa fille (alors âgée de 13 ans) et son fils Karnik en bas âge (de 8-9 mois), en pleine nuit, précipitamment, s’enfuient laissant lumières et porte ouverte derrière eux… La petite famille marche de nuit, se cache de jour, jusqu’à atteindre Smyrne (actuel Izmir) et réussissent par miracle à s’embarquer dans une chaloupe qui les emmènent sur un bateau qui les acheminera au port du Pirée, en Grèce.

Dans la panique, l’urgence de l’embarcation, la jambe et le pied de Shamiram sont écrasés entre le bateau et le quai, handicapée, elle en souffrira toute sa vie. Sur le bateau, le petit Karik attrape le typhus. Sa mère souffrante de son côté ne peut pas s’en occupé. L’enfant dans ses langes a faillit être jeté par dessus bord, alors, sa demie-sœur Azadouhi, se précipite et le prend dans ses bras, en disant à ceux qui voulaient le jeter à la mer : « Moi, je me peux m’en occuper », et ainsi lui sauve la vie. (Karnik, pendant la seconde guerre mondiale, est fait prisonnier par les allemands, déporté y travaille dans des usines d’armement, dont il revient à la fin de la guerre, au bout de 6 mois de marche à pieds. Quelques années plus tard, à Athènes, il se marie et en 1948 s’embarquent avec sa jeune épouse pour la mère patrie, la petite République d’Arménie. Après y avoir vécus « des vertes et des pas mûres », avec ses 3 enfants et sa brue, fin des années 70, ils migrent aux  U.S.A, en Californie, où il devient un entrepreneur prospère et un grand-père heureux, jusqu’à sa mort survenu à L.A. à l’âge de 92 ans).

Ils ne retourneront jamais et ne reverront jamais plus leur belle maison de Sis (et plus particulièrement celle de la famille de Daniel Atchabahian changé pour Danielian, mon grand père), cousin germain d’Azadouhi, à qui on la mariera plus tard à Athènes, pour en quelque sorte reconstituer les lignées à jamais perdues et éteintes), magnifique maison en pierre sculptées typique de Sis, qu’en 2015 j’ai retrouvée munie d’une carte ancienne et selon les indications transmises familialement), généreux, fertile et beau pays perdu !

Ma grand-mère Azadouhi en gardera quelques blessures. Malgré sa beauté, sa joie, son regard doux, pétillant, son intelligence, dynamique, énergique, volontaire (ma mère lui ressemblant trait pour trait), parfois s’installait en elle une forme de mélancolie, voir de tristesse, lorsqu’elle se mettait à chanter, entre autres la chanson « Giligia » (Cilicie), se remémorant, Sis et sa vie là-bas, les endurances… Elle chantait souvent la vie d’avant et le pays perdus avec le sentiment du « Garode », qui veut dire en un seul mot, l’attente et la nostalgie réunies (le seul équivalent de la « Saudade » en Portuguais).

Mais, je crois être sûre que la plus grande souffrante, elle la porta toute sa vie durant, sur sa chaire. Suite à son enlèvement, elle avait été tatouée à l’intérieur du poignée et sur le front au milieu entre les sourcils au dessus du nez, et je crois à présent me souvenir sur le menton. Des tatouages que personnellement je trouvais plutôt peu voyants, mais pour elle, c’était comme des « verrues » la stigmatisant, qu’ils et elle avaient essayé de gommer, et en partie s’étaient attenués. Notamment très coquette, afin de les faire her, elle ne portait que des manches longues en présence d’étrangers. Mais en vain, ces marques indélébiles à chaque moment lui rappelaient les horreurs, vues, vécues, supportées qui ne la quittaient jamais…

Grand-mère, « néné » comme je l’appelais, devenue adulte, j’ai fini par comprendre la gêne et l’immense blessure « au fer rouge », à vie que tu emportas avec toi dans l’autre monde !

Comme je t’aimais, t’aime et t’aimerai encore !

 

©️ Adrine E. Kelyan 23 Avril 2020