Hrant Dink : le modèle dont nous avons désespérément besoin

Écrit en anglais par Laura Avetisyan et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 30 mai 2024

 

Laura Avetisyan est chercheuse et écrivaine de Grande-Bretagne, titulaire d’un baccalauréat en politique, sociologie et études est-européennes de l’University College de Londres. Elle se concentre principalement sur la géopolitique de l’Arménie et de sa région au sens large.

 

Hrant Dink, un prolifique journaliste arméno-turc, militant et défenseur des droits de l’homme et de la démocratie, a été abattu à Istanbul le 19 janvier 2007. L’assassinat de Hrant a provoqué des répliques à travers la Turquie, l’Arménie et au-delà. Les vidéos publiées sur les réseaux sociaux à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat en janvier 2024 ont déclenché en moi une nouvelle étincelle vers la redécouverte de Hrant, en particulier dans le contexte de la défaite de l’Arménie lors de la deuxième guerre du Karabagh en 2020 et de sa perte ultime en septembre 2023.

Désillusionnés par les récits nationaux toujours victorieux qui règnent sur la république arménienne depuis sa création dans les années 1990, les Arméniens luttent désormais pour se redéfinir.

Malheureusement, aucune alternative viable n’est encore apparue pour remplacer les anciens récits, et la population se voit une fois de plus proposer des interprétations rigides et extrêmes de ce que signifie être arménien. Hrant était un penseur rare qui croyait en une version de l’arménité qui n’avait pas besoin d’être rigide, une arménité en contact avec l’histoire mais aussi en phase avec le présent ; un leader créatif et pragmatique, qui n’a pas peur de relever les défis de son temps.

Hrant était un penseur créatif en ce qui concerne notre identité et notre cause, ce qui manque désespérément à notre vie sociale et politique arménienne moderne. Notre idée du moi national d’avant 2020 était rigide : un État ethnonational, fortement lié à l’Église arménienne et ancré autour de l’unité de l’Arménie, de l’Artsakh et de la diaspora. Cette conceptualisation du soi était fondamentalement inflexible, excluant ceux qui se trouvaient en dehors de ces limites. De nos jours, nous constatons des écarts extrêmes par rapport aux anciens récits, sans proposer d’alternatives durables. Alors que l’Église jouait un rôle central dans le passé, nous assistons aujourd’hui à une prise de distance active par rapport à l’Église. Les confrontations régulières entre les représentants de l’Église et de l’État, le refus d’assister à des événements religieux sont devenus monnaie courante. Nous constatons également un net éloignement de l’Artsakh, de son idée et de sa réalité. Bien que ces mesures soient justifiées en tant qu’étapes de négociation visant à protéger l’Arménie, elles créent, sur le plan conceptuel, un vide encombrant. Ces dernières années, nous avons également assisté à un remaniement de la notion de diaspora, allant du démantèlement du ministère de la Diaspora à l’affaiblissement des liens avec les principales institutions de la diaspora. Bien que fortement critiqués par plusieurs couches de la société, ces actes ne sont pas fondamentalement mauvais. Cependant, ils contrastent fortement avec le rejet du passé, sans fondement et sans alternative.

Hrant était créatif quant à notre identité. En 1996, lorsque Hrant fonda Agos, la communauté turco-arménienne possédait déjà deux autres publications arméniennes, Marmara et Jamanak. Cependant, contrairement à Marmara et Jamanak, Agos a décidé de publier en turc, avec seulement une section arménienne de deux pages. Du point de vue arménien, la décision de publier en turc a immédiatement sonné l’alarme. « Pourquoi publier un journal arménien en turc ? Pourquoi écrire sur nous dans la langue d’une nation hostile ? Pourquoi ne pas plutôt écrire en arménien et renforcer le rôle décroissant de notre langue et de notre culture en Turquie ? Cependant, Hrant pensait différemment. En écrivant en turc, Agos s’est donné une mission claire : faire entendre la voix arménienne en Turquie en turc.

Comme Eydin Engin, un journaliste et dramaturge turc l’a dit : « Jusqu’à Hrant, les Arméniens turcs constituaient une communauté qui ne parlait pas, ils se contentaient de chuchoter. Hrant est venu, a commencé à parler bruyamment et a annoncé qu’en 1915 il y avait eu un génocide arménien. Hrant a été tué parce qu’il parlait fort et dans une langue que les gens comprenaient ».

Dans une entrevue accordée à SBS Arménien, Hrant a expliqué qu’à une époque où les Arméniens étaient dénaturés et attaqués en Turquie, il estimait que « nous devions nous protéger dans la langue dans laquelle nous avons été ciblés à tort et dans la langue dans laquelle la suppression de nos droits a été légitimée. »

Hrant était ouvert l’esprit sur l’identité arménienne, contrairement aux conceptualisations modernes et rigides de ce que sont les Arméniens. Il était conscient de la multitude existant parmi nous. En fait, expliquant sa décision de publier Agos en turc, il a déclaré : « Nous avons été obligés de publier en turc parce que notre propre communauté devait être contactée en turc. » Il a expiqué que, malheureusement, de nombreux Arméniens aient perdu contact avec la langue arménienne en Turquie et aient été islamisés. Hrant était d’avis que des millions d’Arméniens de Turquie ne parlaient plus l’arménien ou ne restaient plus en contact avec la culture ou l’Église arménienne. Du point de vue de l’identité arménienne rigide, liée à notre langue et à notre Église, même l’idée qu’un nombre indéterminé d’Arméniens puissent exister sans contact avec la langue et l’Église arménienne pourrait être une pilule difficile à avaler. Hrant, cependant, a eu le courage de parler publiquement de l’existence des Arméniens, qui ne rentraient pas dans les limites traditionnelles de ce que signifie être Arménien.

Après la victoire de la première guerre du Karabagh en 1994, au milieu de la vague euphorique de l’indépendance arménienne, l’identité arménienne naissante s’est ancrée dans l’idée de victoire. La défaite lors de la deuxième guerre du Karabagh en 2020 est venue ébranler la psyché arménienne jusqu’au plus profond. Naturellement, la défaite ne s’inscrivait pas dans le récit victorieux du soi. Étions-nous gagnants ou perdants ? Ce sont des sujets importants sur lesquels une nation doit s’orienter. Initialement, lier l’identité de la nation à une victoire, elle-même fondée sur des assises vagues, posait une base dangereuse pour l’avenir. Cependant, il est tout aussi dangereux d’assister à l’adoption d’une mentalité de perdant. Aujourd’hui, de nombreuses concessions faites à notre identité sont rationalisées du point de vue du camp des perdants. Alors que les guerres ébranlent les nations et laissent de larges empreintes, il est trop simpliste d’encourager une victoire ou une défaite pour submerger la formation de l’identité.

Non seulement l’identité d’un perdant et d’un gagnant n’est pas dans le style de Hrant puisqu’elle est binaire, mais elle compromet également l’idée selon laquelle nous disposons d’un noyau plus important, quelle que soit notre position dans l’équilibre des pouvoirs. Cela nous fait oublier que nous avons un ensemble de valeurs et d’idées qui méritent d’être respectées et pour lesquelles il faut se battre, quoi qu’il arrive. Hrant menait toujours une bataille inégale dans laquelle il se trouvait dans une position nettement plus faible que ses adversaires. Il a continuellement fait face à un grand nombre d’oppositions allant des insultes aux menaces de mort constantes et aux poursuites. Pourtant, il n’a jamais abandonné. En réponse aux questions sur la façon dont il a réussi à poursuivre la lutte et à lutter pour les droits des Arméniens en Turquie, Hrant a répondu calmement : « Nous nous sommes habitués à la bataille, nous nous sommes habitués à être un citoyen exigeant ».

Même en 2006, au milieu de procès fondés sur des accusations fabriquées de toutes pièces pour avoir offensé la turcité conformément à l’article 301 du Code pénal turc, Hrant a poursuivi son travail et fait régulièrement des apparitions publiques. Il était attaché à sa cause et savait que malgré les conditions, il devait poursuivre.

Les Arméniens ont également du mal à s’intégrer dans le voisinage régional. Dans l’identité d’avant 2020, l’Arménie était largement isolée du voisinage et ne semblait pas vraiment intéressée à connaître ses voisins, à l’exception d’une brève période de normalisation avec la Turquie en 2009. Cependant, Hrant, ce qui était démodé pour son époque, encourageait les Arméniens à se réconcilier. Il a déclaré « Je crois fermement au dialogue, que les gens me pardonnent… notre pays est dans une telle situation que nous n’avons d’autre moyen que de parler à nos voisins ».

Hrant a également encouragé les Arméniens à accorder une plus grande attention aux nuances de la société turque moderne, invitant les gens à mieux se comprendre. Il a fortement plaidé pour que les Arméniens et les Turcs essaient de faire de la place pour se connaître et a lui-même créé cet espace à travers Agos. Néanmoins, en tant qu’activiste arménien opérant en Turquie, Hrant a fait preuve d’une fermeté impressionnante en plaidant pour la reconnaissance de la vérité sur le sort des Arméniens de la Turquie ottomane. Il a toujours parlé du génocide arménien avec clarté et précision.

La question de l’acceptation de la réalité d’être une petite nation dans une région hostile pose souvent une question plus large de prise de décision entre idéalisme pieux et pragmatisme objectif. Cependant, Hrant nous a prouvé que nous n’avons pas besoin d’opposer ces idées : nous pouvons nous ouvrir à notre environnement tout en conservant nos valeurs fondamentales.

Hrant est sorti des sentiers battus, ciblant des communautés qui n’avaient pas été abordées auparavant, luttant pour une cause qui durait depuis trop longtemps. Il a fait preuve de créativité en adoptant une approche peu orthodoxe pour défendre nos intérêts, les Arméniens, dans un langage qui nous contrariait. À la grande horreur de beaucoup, malgré sa position équilibrée, Hrant était toujours considéré comme un ennemi par les centres de pouvoir turcs et fut finalement assassiné.

L’espace intellectuel arménien semble désormais dépourvu de combattants pragmatiques ; soit nous avons des tentatives de rétrécissement de l’identité arménienne telle que nous la connaissons, soit nous avons des chants irréalistes et maximalistes d’alternatives encore plus exagérées.

Enfin, Hrant nous a appris à rêver. Sur ce chemin du désespoir, nous avons également sombré profondément dans l’apathie et ne parvenons pas à entrevoir un avenir meilleur. Les idées de Hrant pour la paix et la réconciliation dans la région entre l’Arménie et la Turquie semblaient inaccessibles, mais la difficulté de la tâche ne l’a pas empêché de nourrir des espoirs et de les défendre avec passion. Aujourd’hui, alors que la paix dans la région et notre identité nationale sont toujours en crise, nous devrions nous inspirer de dirigeants comme Hrant Dink, puiser dans nos Hrants intérieurs, rêver et continuer à nous battre.

 

Traduction N.P.