La Turquie ignore le verdict de la Cour constitutionnelle quant à l’élection du patriarche arménien

Éditorial écrit en anglais par Harout Sassounian et publié dans The Californian Courier en date du 2 avril 2020

Le service d’information Forum 18 d’Oslo, Norvège, a publié, le 25 mars dernier, un long article du Dr Mine Yildirim, expliquant l’ingérence du gouvernement turc dans l’élection du patriarche arménien de Turquie, et ce malgré la décision de la Cour constitutionnelle selon laquelle l’ingérence du gouvernement “n’était pas prescrite par la loi et était inutile dans une société démocratique.”
Deux Arméniens d’Istanbul, Levon Berdj Kuzukoglu et Ohannes Garbis Balmumciyan, ont déposé une première plainte auprès du tribunal administratif le 27 mars 2012. La Cour a rejeté la poursuite, déclarant que l’élection patriarcale ne pouvait avoir lieu qu’après le décès ou la démission du Patriarche qui était alors dans le coma, même si les règlements de l’ère ottomane de 1863 stipulaient que l’élection du patriarche arménien pouvait avoir lieu en cas de “mort du patriarche, démission et autres”. Les requérants ont fait appel de cette décision, mais la Cour de cassation l’a rejetée le 23 novembre 2015.
Les deux Arméniens ont alors fait appel devant la Cour constitutionnelle en affirmant que le refus de l’État d’accéder à leur demande d’élection d’un nouveau patriarche violait leur droit à la liberté de religion. La Cour a rendu son jugement en faveur des Arméniens cinq ans plus tard en mai 2019. Cependant, les dirigeants turcs ont ignoré la décision de la Cour. “Bien que le jugement contienne des conclusions importantes liées à l’ingérence injustifiée de l’État dans les affaires intérieures de la communauté arménienne, il soulève également des questions quant à savoir si la Cour constitutionnelle est un recours interne efficace ou un acteur qui bloque commodément les requêtes devant la Cour européenne des droits humains, à Strasbourg, fermant ainsi la porte à la surveillance internationale”, a écrit le Dr Yildirim. “L’État empêche la communauté arménienne d’élire son chef religieux depuis 2009, alors que le patriarche du moment, Mesrob Moutafian, ne pouvait plus exercer ses fonctions en raison d’une maladie, et 2019, lorsque la communauté a finalement élu Mgr Sahak Machalian comme nouveau patriarche.”
C’est plus qu’une coïncidence si la Cour constitutionnelle a rendu son verdict le 22 mai 2019, après l’approbation par l’État d’élections patriarcales à partir du 8 mars 2019, date du décès du patriarche Moutafian. La décision visait à donner l’impression que l’État n’intervenait pas dans l’élection d’un nouveau patriarche et que la Cour ne dictait pas au gouvernement sa conduite.

Selon le Dr Yildirim, la Cour constitutionnelle, dans sa décision, s’est référée “au règlement de 1863 pour le millet arménien (communauté religieuse légalement protégée) et aux dispositions juridiques internationales, y compris par la Cour européenne des droits humains (CEDH) et les dispositions du traité de paix de Lausanne de 1923 sur la protection des non-musulmans en Turquie”.
Tout au long de l’existence de la République de Turquie, le gouvernement a procédé à des changements arbitraires lors des élections patriarcales de 1950, 1961, 1990, 1998 et 2019. “Les directives électorales sont fondées sur le décret du Cabinet du 18 septembre 1961, qui n’a été publié que pour les élections patriarcales de cette année et ne comportait aucune disposition pour de futures élections. Nonobstant, le ministère de l’Intérieur a continué à utiliser ce décret”, a écrit le Dr Yildirim. La communication du ministère de l’Intérieur à la Cour constitutionnelle indique que les mesures prises par les autorités découlent de “l’obligation de l’État d’organiser le domaine religieux”.
La Cour constitutionnelle a rejeté cet argument en jugeant que son verdict était fondé sur l’article 24 de la Constitution turque qui protégeait la liberté de religion, l’article 38 du traité de Lausanne qui faisait référence à la pratique de la religion, ainsi que les différents arrêts de la Cour européenne des Droits humains. En outre, la Cour constitutionnelle a jugé que “la nomination d’un vicaire général patriarcal (en 2010) n’est pas le résultat d’un processus qui s’est déroulé dans le cadre d’initiatives civiles et spirituelles concurrentes dans la communauté arménienne, mais le résultat d’une pression inconstitutionnelle”, selon le Dr Yildirim. “En conclusion, la Cour constitutionnelle a estimé que l’État n’avait pas été en mesure de démontrer un besoin social impérieux qui l’emportait sur “l’esprit des traditions arméniennes et la volonté de la communauté arménienne”. Par conséquent, l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion ou la croyance en refusant la demande d’organiser des élections patriarcales ne peut être considérée comme compatible avec les exigences d’une société démocratique, et l’article 24 de la Constitution a donc été violé.”
Cependant, même après la décision de la Cour constitutionnelle, l’État a continué de s’immiscer dans les élections patriarcales. Le ministère turc de l’Intérieur a proposé une nouvelle restriction, décidant que seuls les évêques arméniens turcs qui étaient en poste à l’époque en Turquie pouvaient être candidats à l’élection patriarcale, réduisant ainsi le nombre de candidats éligibles à deux. “C’est 100% en contradiction avec le jugement de la Cour constitutionnelle”, a déclaré Sebu Aslangil, l’avocat des plaignants. Néanmoins, le Comité directeur arménien pour les élections patriarcales a décidé de ne pas contester la décision du ministère de l’Intérieur afin de ne pas retarder davantage l’élection d’un nouveau patriarche.
Le Dr Yildirim a conclu: “L’arrêt a rehaussé le profil de la Cour constitutionnelle en tant que haute cour rendant un jugement conforme à la jurisprudence de la CEDH. Pourtant, en raison de son calendrier, le jugement n’a eu aucun impact sur la rectification de l’injustice qu’a connue la communauté arménienne. Il a également fermé la porte à une requête auprès de la CEDH de Strasbourg, bloquant ainsi le contrôle international de la mise en œuvre de l’arrêt.”
En effet, comme le dit l’axiome juridique, “à justice différée, justice refusée”.

 

Traduction N.P.