L’aigle qui parle

Elle fit sa connaissance au moment où il venait juste de perdre son frère cadet, si aimé et admiré, bel ingénieur talentueux et compétent, de 29 ans, ayant de grandes valeurs et un avenir prometteur. La mort l’emporta dans un vilain accident soudain qui laissa sa famille et ses proches dans le deuil et le chagrin. L’intensité du choc et l’énormité de la perte les transformèrent, au début, en « robots », selon ses propres mots, qui agissaient et accomplissaient ce qu’ils devaient réaliser sans sentir la vie les animer. Devant l’énorme malheur qui s’abattit sur eux sans préalable, ni précédent, leurs pensées et sentiments se figèrent et se restreignirent aux stricts minimums besoins de leur présent.

En vrais croyants, ils tentèrent, pourtant, de se servir et de se consoler de l’esprit de leur religion. Ils déployèrent, alors, un effort surhumain pour considérer et interpréter le fait d’une perspective spirituelle, afin de pouvoir surmonter la cruauté et l’amertume du réel. Ils souhaitaient, ainsi, apaiser leur tourment pour se conformer à la pénible réalité qui faisait, dorénavant, partie de leur destin, celle de reprendre graduellement le rythme normal de leur vie sans le cadet bien respecté et adulé de la famille et des amis. Par la foi au Créateur, qu’ils alimentèrent loyalement et honnêtement servirent tout le long de leur existence, ils se rangèrent à accepter et à se soumettre à la volonté divine qui, des fois, semble cruelle, absurde et assassine.

Au moment où elle le rencontra, il tentait de s’adapter à sa nouvelle vie sans son cher frère et complice. Sollicitant un secours divin pour dominer et vaincre l’énorme peine de son quotidien, elle l’invita à lui raconter l’histoire des saints vénérés de sa contrée. De l’abîme de sa détresse et du fond de sa tristesse, il lui introduisit :

Saint Juan Diego le Mexicain

Selon les différents récits historiques, Saint Juan Diego le Mexicain, dont le vrai nom indigène en nahuatl[1] est Cuauhtlatoatzin, appartenait aux peuples aborigènes chasseurs-cueilleurs, semi-nomades, de religion païenne et anthropophagique, du Nord du Mexique, connus par les Chichimèques, dérivé du nahuatl Chichimecah ayant la connotation péjorative de « barbares ».

Les anciens manuscrits indigènes en nahuatl précisent qu’il naquit, en 1474, dans un des quartiers de la cité de Cuautlitlán, au nord de la ville de Mexico, et qu’il mourut en 1548.

Avant sa conversion au christianisme, entre 1524 et 1525, et de recevoir le patronyme espagnol de Juan Diego, son nom d’origine en nahuatl, “Cuauhtlatoatzin”, signifiant « l’aigle qui parle », semblait être un signe du destin qui faisait allusion au rôle pionnier, primordial et crucial qu’il jouerait dans l’histoire de la foi chrétienne de son pays et du monde.

Peu est connu de sa vie avant d’embrasser la chrétienté, à l’âge d’environ 50 ans, par le biais d’un des premiers prêtres franciscains pieux arrivés au Mexique au début du XVIe siècle. Les manuscrits lui attribuent, pourtant, le profil d’un homme de caractère solitaire, silencieux et mystique.

Ses contemporains avaient l’habitude de le désigner par le titre nahuatl de “macehualli”, ou le “pauvre Indien”, dénomination réservée à un membre de la classe sociale la plus basse de la société aztèque qui n’était cependant pas celle des esclaves, mais qui ne bénéficiait pas des mêmes privilèges que les autres catégories sociales avantagées de l’époque, dont la noblesse, les commerçants, les militaires, les artisans et le clergé.

Malgré la précarité de sa condition sociale et qu’il n’eut pas d’enfants, Juan Diego menait avec son épouse, qui se convertit au christianisme en même temps que lui et reçut le nom de Maria Lucia, une vie simple et heureuse où le dur labeur manuel lui assurait un gagne-pain assez suffisant qui le mettait à l’abri du besoin et lui permettait d’être propriétaire d’une petite maison et d’un terrain.

Quand la maladie emporta sa femme, qu’il aimait tant, vers 1529, il quitta sa maison pour se rapprocher de l’église qu’il fréquentait souvent et qui était à 14 miles d’où il demeurait, notamment qu’il n’avait d’autres moyens de s’y rendre qu’à pieds. Il logea, pour cette raison, chez un de ses oncles, Juan Bernardo, qui habitait à 9 miles du lieu de culte chrétien en question.

Il est à noter qu’à l’époque, les églises étaient nouvellement aménagées dans le territoire et presque rares. Après les conquêtes espagnoles de l’Empire aztèque, en Amérique centrale, au seuil des années 20 du XVIe siècle, au profit de Charles Quint, Roi de Castille et Empereur romain germanique, le conquérant espagnol, en la personne de Hernán Cortés et de ses conquistadors, déblaya le terrain pour introduire dans le pays, fraîchement conquis, la langue et la culture espagnoles, ainsi que la foi chrétienne. C’est de cette façon que les édifices chrétiens furent construits et remplacèrent, progressivement, les temples païens où le sang des offrandes humaines coulait à grands flots et torrents.

Un vieux manuscrit indigène en Nahuatl, écrit en caractères latins, qui date de 1556, donne des détails plus précis sur la vie de Juan Diego, profondément marquée par les apparitions de la Sainte Vierge qui eurent lieu presque sept ans après sa conversion à la chrétienté.

Selon le manuscrit, alors qu’il se rendait à la messe, le 9 décembre 1531, la Vierge Marie lui apparut, dans une scène éblouissante et majestueuse, sur la colline de Tepeyac, au nord de Mexico. Lors de l’apparition, elle le bénit et lui demanda de s’adresser à l’évêque de la ville, dans l’immédiat, pour lui exiger la construction d’un sanctuaire pour elle sur la colline, tout en donnant sa promesse d’accorder sa bénédiction et sa grâce à tous ceux qui la prieraient sur le lieu.

Voyant la vulnérabilité de sa condition, l’évêque ne crut pas Juan Diego et prit congé de lui tout poliment. Déçu de ne pas avoir pu exaucer le vœu de la Dame du Ciel, il retourna à la colline la rejoindre pour l’informer de l’échec de son mandat et l’implorer de choisir quelqu’un d’autre à sa place, plus crédible et convainquant, pour accomplir et réussir sa mission. Résolue à ce qu’il fût son seul et unique messager à l’évêché, la Sainte Femme insista qu’il retournât voir l’évêque pour lui refaire la requête. Devant son insistance, Juan Diego obtempéra et se rendit le lendemain chez le prélat.

Il dut, cependant, déployer, cette fois, plus d’effort et de persévérance pour pouvoir le rencontrer après son premier coup raté. L’homme de religion accepta finalement de le revoir et de l’écouter encore plus attentivement pour savoir la raison de son obstination. Il entra avec lui dans le vif du sujet et lui posa de multiples questions sur les moindres détails des apparitions et la nature du projet exigé. Juan Diego fit de son mieux pour répondre adéquatement à toutes les interrogations et éliminer chez l’évêque l’incrédulité et le soupçon. Le prélat le surprit, pourtant, en lui réclamant des preuves tangibles des apparitions. Tout confiant et sûr qu’il était que la Dame du Ciel ne le lâcherait jamais et qu’elle lui fournirait ce que le dignitaire religieux lui requérait, il retourna sans délai d’où il venait pour chercher le gage de sa crédibilité.

Si simple et plein de foi, Juan Diego ne pensa pas que l’évêque envoya sur ses traces des gens pour épier son trajet et vérifier l’exactitude de ses propos et données. Il alla droit à son cible, impatient de partager son exploit avec la Sainte Femme à laquelle il obéit et croit. De son côté, voulant garder l’intimité et le secret de leurs rencontres, la Sainte Vierge égara les intrus et confondit leurs chemins pour ne pas atteindre leur fin. Ils retournèrent, alors, déçus chez celui qui les dépêcha pour percer le mystère de l’émissaire peu crédible et inconnu. Se consumant de rage et de colère d’avoir été, ainsi, déjoués par un homme qui n’avait, à leurs yeux, aucune valeur, ni qualité, ils procédèrent à le salir, auprès de l’évêque, en prétendant qu’il lui mentait et le trompait en lui racontant ce qu’il imaginait des visions sacrées.

Alors que les importuns montaient le prélat contre le pauvre Indien, Juan Diego recevait, sur la colline, les directives de la Mère divine sur les prochaines étapes à suivre pour convaincre l’évêque que ce qu’il lui disait n’était que la pure et stricte vérité. La Sainte Vierge promit à son fidèle de le munir d’un signe fiable et incontestable de ses apparitions et de ses révélations pour persuader l’évêque de la véracité de ses allégations. À la fin de leur entretien, ils se donnèrent rendez-vous le lendemain pour que Juan Diego reçoive de la Sainte Femme le signe divin.

Rentrant chez lui, plein d’entrain et d’énergie, il fut surpris de trouver son oncle chéri, Juan Bernardo, au bord de l’agonie. Frappé, soudain, d’une maladie grave, il savait que ses heures étaient comptées, malgré les soins de santé appropriés qu’ils lui furent immédiatement prodigués. Il pria, alors, son neveu bienfaisant de se précipiter à l’aube pour dépêcher un prêtre à son chevet, afin de le confesser et de le communier avant de décéder. Alarmé par l’état de son oncle, Juan Diego modifia ses plans du jour suivant et décida de ne pas être à son rendez-vous avec la Sainte Vierge sur le mont.

Le lendemain de bonne heure, il partit exaucer la prière de son oncle sur son lit de mort. Craignant de rencontrer la Dame du Ciel qui devait l’attendre sur la cime, il contourna la colline, pensant qu’ainsi il échapperait à sa vue et n’assisterait pas à leur rencontre intime. Par son geste qui reflétait sa vision si limitée d’humain, il ignorait qu’elle était présente partout et que le monde entier était soumis à son savoir et à son pouvoir grandioses et absolus.

Il la vit, tout à coup, descendre la colline en sa direction et s’adresser à lui dans de mots tendres à la fois pleins d’autorité sublime et d’une surprenante passion. Il ne put, alors, que regretter sincèrement son acte lâche d’ignorant et implorer sa miséricorde et son pardon. Elle les lui accorda sans hésiter, sachant à quel point il était de nature pieuse et dévouée. Elle le rassura, d’un autre côté, que son oncle bien-aimé était déjà complètement rétabli à l’heure qu’il était. Elle lui confirma, également, qu’il se trouvait, à ce moment, en excellent état et qu’il ne devait pas éprouver à son égard le moindre souci ou embarras. Elle l’invita, pourtant, à monter tout seul au sommet du mont et à cueillir les belles fleurs impossibles à trouver, à moins d’un vrai miracle, en plein hiver, à cette hauteur, dans toute la région.

Obéissant aux ordres subtils et doux de la Dame du Ciel, il grimpa le mont en quelques bonds et se trouva, soudain, devant un paysage féerique et souverain. De magnifiques roses, fraîches et écloses, d’une admirable couleur et d’une enivrante odeur, dont les pétales, vierges et satinés, perlaient de la rosée étincelante de la levée de la journée et ornaient, de leur fraicheur et de leur éclat, le sommet. Anéanti par la beauté et la magie de la scène surréelle, il s’arracha difficilement à son envoûtement et s’empressa de remplir son tilma[2] d’une quantité assez suffisante pour fournir à l’évêque les preuves requises et convaincantes. Il dévala, ensuite, la colline en direction de la Mère divine qui le reçut chaleureusement et prit les roses, qu’il avait amassées, entre ses saintes mains pour les bénir, avant de les lui remettre dans son modeste habit de vilain. Elle lui ordonna de viser directement le siège de l’épiscopat et de n’ouvrir son tilma qu’une fois en présence du prélat. Juan Diego le lui promit et partit tout sûr de la réussite de son parti. En évoluant sur son chemin, il prit cependant grand soin de ne pas abîmer les fleurs ou porter la moindre atteinte à leur charme divin.

Arrivé à son but, après une longue route, il demanda sur-le-champ une audience avec l’évêque pour lui retransmettre le message de la Dame du Ciel appuyé, cette fois-ci, de preuves surnaturelles, et pourtant bien réelles, qui témoignaient de la grandeur et de la puissance de l’Esprit saint qui habite la Sainte Femme et l’anime pour réaliser les projets et les objectifs divins, bénis du Créateur et, de l’huile sacrée, oints.

Toutefois, n’ayant plus de crédibilité auprès du prélat et de son entourage, après l’échec de leur espionnage, on le laissa attendre pour longtemps, pensant qu’ainsi il finirait par se lasser et s’en aller et qu’il ne reviendrait plus les déranger avec des histoires bizarres qui n’avaient rien à voir avec la réalité. Voyant qu’il ne bougeait pas de sa place, malgré son angoisse, les responsables sur les lieux le fixèrent attentivement pour découvrir qu’il cachait soigneusement un objet mystérieux qui remplissait ses humbles vêtements.

Pleins de curiosité et manquant d’égard et de respect, ils l’approchèrent et tentèrent de distinguer ce qu’il cachait. Faisant usage de la force, ils ouvrirent brutalement son manteau et virent les belles fleurs, naturelles et réelles, qu’il gardait précieusement sous son modeste habillement. Épris de leur beauté et de leur charme, ils voulurent les lui arracher. Leurs grands efforts à ce sujet ne furent, pourtant, couronnés d’aucun succès. Car à chaque fois qu’ils essayaient de les toucher, les plantes bénites se transformaient en peinture ou doublure de l’habit du messager qui, du ciel seul, était appuyé et protégé. Après trois reprises d’essai, ils cessèrent leurs tentatives de voler ce qui ne leur était pas destiné. Ils se dépêchèrent, en revanche, pour alerter le dignitaire religieux de la présence de celui qui était considéré, il y avait quelques minutes, comme importun et indiscret.

Informé de son retour, l’évêque s’étonna de sa détermination et de sa bravoure et finit par conclure que le pauvre Indien disposait, certainement, des preuves requises qui justifiaient la véracité et la justesse de la cause évoquée par son entremise. Il alla le rejoindre sans tarder, curieux de savoir ce qu’il pouvait avoir à sa portée.

Dès que le prélat pénétra dans la salle de l’audience, Juan Diego s’agenouilla humblement comme à l’accoutumance. Il lui raconta, alors, en détails, tout ce qui s’était passé depuis qu’il l’avait quitté, la veille, jusqu’à son retour, en ce jour, à l’évêché. Capté par son récit vif et imagé, l’évêque ne perdit pas l’attention un seul instant jusqu’au moment où l’Indien ouvrit son vêtement et décela ce qui était en sa possession.

Les belles fleurs tombèrent par terre dévoilant, sur la longueur de l’étoffe de son habit austère, une admirable peinture de la Sainte Vierge. La Sainte Femme, sur la toile, avait de magnifiques traits et teint indiens, ainsi que de superbes yeux bien vivants et bienveillants, qu’aucun humain n’avait peints. Aux ordres de la Dame du Ciel, en personne, l’icône miraculeuse, admirablement tracée sur les hordes du pauvre Indien, sera, plus tard, connue par Sainte Marie de Guadalupe dont le surnom, dans la langue aztèque, signifie Celle qui écrase le serpent.

Bouche bée, l’évêque et sa suite se prosternèrent et se repentirent de ne pas avoir cru le messager de la Sainte Vierge dès le début. Ils consentirent, tous ensemble, de se soumettre et d’obéir à tout ce qu’elle ordonna et voulut.

Sa mission parfaitement réussie et accomplie, Juan Diego céda les preuves des apparitions au prélat et lui indiqua la place où la Dame du ciel souhaitait que son église s’érigeât. Il rentra chez lui vainqueur d’avoir écouté la parole de celle qui l’avait guidé, jusqu’au bout, sans la moindre erreur. Il eut, en outre, le grand et unique privilège de goûter, pendant trois jours, aux délices de sa présence divine et admirer sa puissance et sa magnificence lors de leurs rencontres immortelles sur la crête de la colline.

Toutefois, l’évêque et son entourage ne laissèrent pas Juan Diego rentrer chez lui tout seul et insistèrent pour l’accompagner à l’humble demeure de son oncle. Au début surpris et étonné de la noble foule qui accompagnait son pauvre et modeste neveu, Juan Bernardo ne tarda pas à leur raconter le miracle parallèle qui eut lieu chez lui sur les mains de la Sainte Vierge qui l’avait, en un instant, complètement guéri. Il leur confirma, en même temps, la volonté de la Sainte Femme de lui consacrer, sur le mont qui témoigna de ses apparitions, une église qui serait connue par Sainte Marie de Guadalupe, celle qui écrasa le serpent.

Par cette dénomination, la Dame du Ciel faisait ainsi allusion qu’aucun mal ne toucherait, dorénavant, ces enfants tant qu’ils seraient, dans son bercail et sous ses ailes, protégé du démon. Ce bercail n’était autre que son église, perchée sur le mont, dont elle ordonna avec insistance la construction, et où elle trônera en reine éternellement, par le biais de son icône céleste impérissable aux yeux vivants qui reflète l’image de ses sujets et de ses fidèles, dont Juan Diego, sur lesquels elle veillera, pour toujours, attentivement.

Juan Diego vécut, ensuite, en ermite auprès de l’église qui fut construite par son entremise. Il mourut à environ 74 ans après une vie pleine de sacrifices et de dévotion. Ce ne fut que le 6 mai 1990 que le Pape Jean-Paul II le béatifia à la basilique de Sainte Marie de Guadalupe qui, de son vivant, il servit loyalement et vénéra. Douze ans plus tard, le 31 juillet 2002, le même pape le canonisa à la même place où il s’investit et se consacra.

Une homélie est composée à son intention dont les paroles sont :

Mémoire de saint Juan Diégo Cuautitlatuazin. De race indienne, d’une foi très pure, avec humilité et ferveur, il fit construire un sanctuaire sur la colline de Tepeyac, près de Mexico, où la Vierge Marie lui était apparue et où il fut inhumé en 1548.

Juan Diego incarna, ainsi, tout simplement et dignement, les saintes paroles de la Bible disant : “Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père car tel a été ton bon plaisir” (Mt 11, 25-26).

Amal M. Ragheb

Journaliste internationale et écrivaine

[1] Langue indigène largement répandue en Amérique centrale sous l’Empire aztèque.
[2] Manteau austère, fait de tissu dur et rugueux, que portaient les hommes pauvres sous l’Empire aztèque.