Les fleurs blanches

Les fleurs blanchesLes fleurs blanches

Au seuil de ses seize ans, belle et talentueuse, elle s’ouvrait à la vie comme une fleur au printemps. Elle savourait l’essence de son existence avec joie et délectation, en se sentant privilégiée du ciel qui l’avait bénite en la comblant, fond et forme, de grâces particulières dont elle était profondément reconnaissante. Comptant sur celui qu’elle considérait comme son unique et fidèle allié, elle éleva un cœur sincère à son Créateur le remerciant des biens dont il l’avait dotée et qu’elle lui confiait, à son tour, de son propre gré, afin qu’elle les développât sous son égide, tout en étant rassurée que c’était le meilleur investissement qu’elle pouvait réaliser.

Pourtant, un jour d’automne, elle se réveilla avec une sensation étrange qui la dérangeait. Elle avait l’impression que son beau visage doux, à la peau si pure et satinée, brûlait douloureusement comme le feu. Elle le tâta du bout de ses doigts pour être sûre que ce qu’elle sentait était vrai. Une surface rugueuse enflammée défila, cependant, sous ses doigts tremblotants ne sachant pas sur quel terrain miné ils s’aventuraient. Elle se précipita devant le miroir pour vérifier si ce qu’elle pressentait était la réalité. La surface miroitante lui refléta, alors, une image hideuse et boursouflée qui relevait des pires cauchemars qu’elle n’aurait jamais imaginés. Elle s’aperçut, horrifiée, que ce qu’elle pressentait, et espérait de tout son cœur qu’il ne fût qu’un mauvais rêve, n’était, hélas, que la vérité. Elle découvrit son visage et une partie de son cou complètement couverts de boutons rouges enflammés ayant des têtes blanches comme des petits volcans sur le point d’éclater et d’inonder de leur lave bouillante la surface cutanée. De petits boutons qui ressemblaient à l’acné sans, toutefois, en être. Comme si une maladie mystérieuse avait envahi, du jour au lendemain, son visage transformant sa belle apparence paisible en souvenir à amèrement regretter.

Depuis ce jour, un calvaire quotidien commença à la quête d’un diagnostique et d’un traitement efficace qui pourrait rendre à son visage un certain reflet, même pâle, de son image d’autrefois. Pourtant, pendant de longs mois, chaque initiative prise, en compagnie de sa fidèle mère dévouée, n’était que pur échec. Les plus grands spécialistes du monde ne réussirent pas à découvrir la raison du mal étrange qui l’avait frappée et, par conséquent, ne lui trouvèrent aucun remède.

Le choc des premières semaines passé, la jeune fille décida de reprendre sa vie en main, comme si de rien n’était, malgré les souffrances physique et psychologique qu’elle ressentait, accentuée par les regards dégoutés et désolés qui l’entouraient où elle allait. Elle évita fermement tout miroir, ainsi que toute surface qui pouvait lui renvoyer son image déformée, et vécut avec l’espoir et la conviction que le ciel est bien juste et clément pour lui asséner éternellement un tel coup fatal, au seuil de sa jeunesse, en la privant d’un visage sain qui reflétait son identité en train de se former. En attendant la grâce du ciel sur laquelle elle comptait, elle couvrait son visage et son cou, alors qu’elle était chez elle, d’un masque d’amidon à la fois atténuant la sensation de brûlure qui s’en dégageait et cachant sa laideur.

Les mois passèrent lents et pesants sans que la jeune fille ne lâchât prise et n’abandonnât sa certitude en ce qui s’avérait impossible à réaliser. Elle persévérait par la force de sa volonté, alimentée de sa foi infaillible que son rêve d’une guérison complète serait un jour concrétisé. En attendant ce auquel elle aspirait, la jeune fille continua le parcours normal de sa vie et déploya même, en signe de confiance, plus d’efforts afin de développer ses compétences, dont sa passion pour apprendre les langues, dessiner, lire et se cultiver par tous les moyens disponibles, pratiquer le sport et, surtout, fréquenter une église, non loin de chez elle, portant fièrement le nom de la Sainte Vierge.

Connue par l’Église de la Vierge des Olives, la jeune fille, enfant, y jouait. Adolescente, elle écoutait émerveillée son père raconter son histoire qui remonte aux années vingt du XXe siècle, quand la Sainte Vierge parut dans un songe à un nanti égyptien et lui ordonna d’ériger une église à son nom au quartier des Olives[1], d’où son nom la Vierge des Olives, en lui promettant d’y paraître cinquante ans plus tard. L’homme prospère et son fils après lui exécutèrent, en 1924, le vœu de la Sainte Vierge qui réalisa sa promesse, en 1968, en y apparaissant miraculeusement, entre les mois d’avril et de septembre, entourée d’une auréole de vives lumières nuancées variant entre le bleu et l’orange. L’événement extraordinaire attira une foule énorme de tous les âges, les confessions et les nationalités et son retentissement fit le tour de la planète à travers les médias et les témoignages. Tout le monde voulait assister à l’une de ces rares et uniques communions entre le ciel et la terre incarnée, cette fois-ci, en la personne de la Sainte Vierge apparaissant de tout l’éclat de son corps lumineux et de ses somptueux habits célestes en bleu et blanc, sur l’édifice, entourée de colombes lumineuses de taille plus grande que celles de la terre, selon la description des nombreux témoins oculaires.

Même si l’église était un peu loin de la maison de la jeune fille, elle aimait faire le trajet toute seule, à pieds, en se souvenant de l’événement miraculeux qui renforçait son espoir que rien n’est impossible tant qu’en y croit. En y arrivant, elle avait l’habitude de rester des heures devant l’icône de la Sainte Vierge à contempler la beauté de ses traits finement tracés et la magie charmante qui s’en dégageait. Une atmosphère paisible régnait sur le lieu et remplissait l’âme de la jeune fille de quiétude, de bonheur et d’un bien-être intense. Subissant avec enchantement l’influence sublime du milieu, elle s’isolait dans un coin et élevait son cœur et sa voix dans une fervente prière passionnée à la maîtresse des lieux, lui faisant part de ses tourments et de ses aspirations, tout en sachant qu’elle était bien entourée et écoutée.

Le temps passait sans que son espoir, en sa guérison et en un brillant avenir, ne ternît. Les feux de ses espérances se consumaient, en revanche, de plus en plus, et alimentaient en elle un audacieux esprit de défi qui l’encourageait d’aller de l’avant avec une volonté et une insistance singulières.

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Vers la fin de l’hiver, pourtant, une vilaine fièvre terrassa la jeune fille et l’empêcha de fréquenter son école et de poursuivre ses diverses activités. Elle la laissa prisonnière de son lit pendant quelques semaines au cours desquelles l’état de sa figure et de son cou se dégrada considérablement. Au point que sa mère et son frère, plus jeune qu’elle de quatre ans, avaient peur de l’approcher et détournaient leurs yeux en lui parlant. Ce qui martyrisa davantage la jeune fille qui se sentait isolée, malgré elle, à cause de son handicap physique qui n’arrêtait pas d’empirer.

Alors que les premiers signes du printemps faisaient leur apparition, la jeune fille vivait, au fond d’elle, un triste automne sombre dont elle ignorait la fin. Chose étrange, cependant, elle n’avait toujours ni perdu l’espoir en sa guérison, ni sa confiance en son avenir, malgré le tragique de ce qu’elle vivait. Elle guettait de loin la moindre étincelle qui pourrait éclairer le sombre tunnel qu’elle traversait. Pourtant, au moment où la fièvre quitta son corps, l’inflammation des boutons, couvrants son visage et son cou, s’accentua ne laissant pas un jour passer sans que quelques-uns d’entre eux n’explosassent et couvrissent de leur lave caustique, variant de couleurs entre blanchâtre et jaunâtre, une peau excessivement tourmentée.

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À l’approche de la fête de la Résurrection, le destin réservait, toutefois, à la jeune fille un chemin de croix qui lui rappela celui parcouru par le Christ, des siècles passés. La veille du Vendredi saint, alors qu’elle rentrait à la maison, elle fit une sévère chute qui laissa ses jambes, ses genoux et ses paumes durement blessés l’empêchant d’assister, le lendemain, à la cérémonie religieuse qu’elle attendait toute année.

Au moment où sa famille quittait la maison pour aller à la cérémonie, elle se sentit toute triste et frustrée de ne pas pouvoir les accompagner comme chaque année. Elle resta toute seule à se demander, avec amertume, que lui arrivait-il depuis des mois. Pourquoi le mauvais sort s’acharnait-il sur elle ainsi sans lui laisser un temps de répit, comme si elle se l’attirait sans le vouloir! Qu’avait-elle fait dans sa vie pour mériter une telle avalanche de malheurs! Quelques mois étaient plus que suffisants pour bouleverser irrémédiablement sa vie! S’en sortirait-elle un jour comme elle l’espérait! Cependant, comment réussirait-elle à s’en tirer et dans quel état elle serait? Le miracle qu’elle attendait, viendrait-il un jour ou croyait-elle à des chimères? Elle ne savait plus où elle en était et en quoi elle croyait! Était-ce son premier grand défi de foi? Ce qu’elle traversait, était-il son propre chemin de croix ou simplement une période de malchance à laquelle elle était destinée? Devait-elle l’assumer jusqu’au bout? Elle éprouvait, pourtant, la vive envie de ne plus continuer sur ce chemin. Mais, que pourrait-elle faire pour s’en sortir? Elle ne voyait pas d’issue.

Toute seule abandonnée à son martyre et prisonnière de son calvaire auquel elle ne pouvait pas s’échapper, elle s’approcha d’une icône de la Sainte Vierge, habillée en rose et blanc et portant l’Enfant Jésus dans ses bras, et s’adressa de tout son être à celle qu’elle considérait comme sa mère céleste, lui demandant fiévreusement d’intervenir et de la guérir de tout ce qui la tourmentait. Elle laissa libre cours à ses larmes qui coulèrent en abondance brûlant encore davantage ses joues enflammées. Sans se soucier de la douleur, elle colla son visage endolori sur la vitre de l’icône et le frotta contre elle, en s’abandonnant à des supplications acharnées et sincères implorant sa Sainte Mère de lui épargner le supplice qu’elle vivait.

Les heures passèrent et la famille rentra, le soir, toute joyeuse de l’église. En voyant, pourtant, la profonde tristesse et l’égarement de sa jeune fille, la mère s’isola avec elle dans sa chambre et lui parla sérieusement. Elle lui conseilla de faire le vœu d’offrir à la Sainte Vierge, le jour du Vendredi saint de chaque année, un bouquet d’une douzaine de fleurs blanches, en signe d’engagement et de reconnaissance, si elle la délivrerait de son mal que personne ne savait ni l’origine, ni le remède. La jeune fille acquiesça et promit d’offrir les plus belles douze fleurs blanches pour la circonstance, si la Sainte-Vierge la guérirait.

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Le lendemain, jour du Samedi saint, toute la famille se préparait pour la cérémonie de la fête qui aurait lieu le soir. La jeune fille, mettant de côté ses tourments, collaborait, autant qu’elle pouvait, avec sa mère afin de l’aider dans ses préparatifs. Vers le crépuscule, tout le monde était presque prêt pour aller à l’église. Pourtant, quoique la jeune fille aimât bien ses nouveaux habits de fête, elle ne put pas les mettre tout de suite. Assise en face d’eux, elle marqua un moment de réflexion en se demandant comment paraîtrait-elle si elle les porterait avec son visage et son cou défigurés. Elle ne s’attarda, toutefois, pas sur sa réflexion, se leva et s’habilla en évitant de se regarder dans le miroir, comme elle en avait pris l’habitude. Elle se comportait comme un automate, coupée de ses sentiments et de ses émotions, pour ne pas priver sa famille de la joie d’être ensemble en ce jour de fête, malgré ses douleurs et son incapacité de marcher à cause de ses blessures encore à vif.

Alors qu’elle venait d’achever de s’habiller, son jeune frère qu’elle aimait et à qui elle faisait confiance entra dans sa chambre et s’arrêta, tout à coup, devant elle à la contempler. C’était la première fois depuis des mois qu’il le faisait. Elle détourna ses yeux et évita de le regarder, sachant préalablement ce qui se passerait. Pourtant, à sa grande surprise, il lâcha un sifflement admiratif et la complimenta sur son élégance et la délicatesse de son maquillage. Alors, elle le regarda, effondrée, et lui répondit, sur-le-champ, que depuis des mois elle était incapable d’appliquer quoi que ce soit sur son visage et, par conséquent, elle n’avait rien mis ce soir-là. Ne la croyant pas, il s’approcha d’elle et examina attentivement son visage et son cou pour découvrir que ce qu’il pensait un maquillage bien choisi et habilement appliqué n’était que les traces des inflammations qui s’étaient résorbées et transformées en couleur rose nuancé couvrant harmonieusement les traits du visage et une partie du cou. Au point qu’on pouvait les prendre pour un maquillage réussi mettant délicatement en valeur la finesse de son visage d’une façon toute naturelle que personne n’aurait pu soupçonner. Devant l’encouragement de son cadet, la jeune fille osa s’approcher du miroir et regarder, toute tremblante, son visage pour la première fois depuis des mois.

Le miroir lui renvoya une image plus belle que celle qu’elle avait oubliée et presque perdu l’espoir de la retrouver. Elle ne se reconnaissait plus dans la glace et ne savait plus si elle rêvait ou était éveillée. Pourtant, sa mère entra, à ce moment, dans la chambre et confirma, de son air choqué et incrédule, la réalité. Malgré leur foi, personne d’entre eux n’aurait pu croire qu’un tel miracle se réaliserait et d’une telle manière prodigieuse en cette nuit sainte qui témoigna, des siècles auparavant, de la résurrection du Christ d’entre les morts. Avec ce qu’elle avait vécu, à son âge, n’était-elle pas une morte qui revenait à la vie! N’avait-elle pas ressuscité de la mort avec la résorption des inflammations de sa figure et la disparition soudaine de ses brûlures!

Pourtant, outre ce beau cadeau de fête qui la laissera marquée pour la vie, à chaque fois qu’elle se regardera dans le miroir, la jeune fille se sentait également profondément touchée par une autre dimension de l’événement, celle qui démontra que le ciel l’écoutait, exauçait ses prières, partageait ses émotions et ses aspirations et qu’elle pourrait compter sur lui dans sa vie terrestre bien limitée et bornée malgré ses énormes capacités. Grâce à cette pénible épreuve, elle pourra dorénavant faire entière confiance à sa foi en son Créateur et en tous ceux qui crurent en lui et le rejoignirent dans son royaume et se penchent, à travers le temps et l’espace, sur les misères et les détresses du monde, guettant le moment favorable pour intervenir, mais par l’intermédiaire de la vraie foi, clé magique de toute porte qui semble désespérément fermée.

Depuis cette soirée, la jeune fille s’engagea à offrir à la Sainte Vierge les fleurs blanches promises, chaque Vendredi saint, dont le souvenir demeurera, à travers les années, un îlot de confiance et de sécurité, au milieu d’une mer tumultueuse et bien agitée, rappelant que Dieu existe, que toutes les choses concourent au bien de ceux qui l’aiment sincèrement et que l’épreuve, même si elle semble insupportable et insurmontable, finira toujours par être réglée.

Amal M. Ragheb

Journaliste internationale et écrivain

[1] À l’est de la capitale égyptienne, le Caire.