Écrit en anglais par Sheila Paylan et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 8 août 2024
Sheila Paylan est avocate spécialisée dans les droits de l’homme avec plus de 15 ans d’expérience comme conseillère auprès des Nations unies. Elle est régulièrement consultée par différents organismes internationaux, ONG, groupes de réflexion et gouvernements. Cet article d’opinion a été initialement publié dans Newsweek en ligne, le 24 juillet dernier.
Lors du sommet de l’OTAN à Washington en juillet, la Turquie a été critiquée pour son double jeu dans la guerre en Ukraine : le président Recep Tayyip Erdogan souhaite clairement que l’alliance de 32 membres ne dérange pas trop le président russe Vladimir Poutine. Les dirigeants de l’OTAN devraient également s’inquiéter du flirt de cet allié épineux avec un autre dictateur : le président azerbaïdjanais Ilham Aliev.
Les relations de la Turquie avec l’Azerbaïdjan sont au cœur d’un tissu de contradictions qui compromet gravement la viabilité de la Turquie en tant qu’allié de l’Occident, mais qui pourraient être résolues de manière à conduire véritablement à des progrès dans la région et à faire d’Ankara un joueur de bonne foi.
Depuis le début de la guerre à Gaza, la Turquie a critiqué avec véhémence Israël, présentant sa position comme morale et déployant un langage de justice au nom des opprimés du monde. Cet effort pour revendiquer un manteau de justice est clairement contredit par la solide alliance de la Turquie avec l’Azerbaïdjan, un pays qui est engagé dans des actions véritablement odieuses contre ses voisins et sa propre population (et qui est également étroitement aligné sur Israël, ce qui ne semble pas du tout déranger la Turquie).
Un peu plus d’une semaine avant l’invasion d’Israël par le Hamas, l’Azerbaïdjan a procédé à un nettoyage ethnique massif des Arméniens de souche dans l’ancienne république autonome du Haut-Karabagh, le cœur historique des Arméniens, la plus ancienne civilisation chrétienne du monde (datant de 301). L’Azerbaïdjan a affamé les 120 000 habitants de l’enclave pendant 10 mois via un blocus brutal – une action que la Cour internationale de Justice a condamnée à plusieurs reprises, en vain. Luis Moreno Ocampo, l’ancien procureur en chef de la Cour pénale internationale, a qualifié cela de génocide (sur la base de l’article 2C de la Convention des Nations unies sur le génocide), une fois de plus en vain. Et en septembre 2023, l’Azerbaïdjan a attaqué, obligeant l’ensemble de la population à fuir en quelques jours, sous l’œil vigilant des troupes azerbaïdjanaises, qui ont également arrêté les dirigeants du Haut-Karabagh. Ils sont désormais retenus en otages et soumis à de simulacres de procès. Depuis, l’Azerbaïdjan s’est efforcé d’effacer toute trace de la présence sur place des Arméniens.
La Turquie, qui a qualifié les actions d’Israël à Gaza de « génocide », a armé un Azerbaïdjan arménophobe génocidaire et a fourni une couverture diplomatique tout au long de ses actions. Et, bien sûr, continue de nier fermement le génocide arménien perpétré par l’Empire ottoman, même s’il ne fait aucun doute qu’environ 1,5 million d’Arméniens ont été tués en quelques années à partir de 1915.
Le déchaînement azerbaïdjanais au Haut-Karabagh ne constitue pas la fin du problème. L’Azerbaïdjanais Aliev a laissé entendre à plusieurs reprises qu’il avait des projets sur le territoire arménien lui-même. Ce pays enclavé de 3 millions d’habitants est peut-être petit, mais il n’est pas bien situé pour répondre au désir de l’Azerbaïdjan de créer un pont terrestre vers la Turquie. Il s’agit d’un objectif que partage discrètement la Turquie, dans la mesure où les ambitions néo-ottomanes d’Erdogan seraient servies par un accès direct à l’Azerbaïdjan et à d’autres pays turcs similaires en Asie centrale.
Pouvons-nous donc nous attendre à ce que l’Azerbaïdjan tente à terme de s’emparer d’une tranche de l’Arménie, à travers ce qu’il appelle le « corridor de Zangezour » ? Celui-ci aurait pour but de relier l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan via la province arménienne méridionale de Syounik. Si l’Azerbaïdjan tentait un tel accaparement de terres, il le ferait avec des armes fournies par la Turquie – des systèmes de missiles et véhicules blindés aux drones, systèmes de guerre électronique et systèmes antichar. On pourrait même s’attendre à ce que la Turquie fournisse à l’Azerbaïdjan des mercenaires syriens, comme elle l’a fait lors de la guerre du Haut-Karabagh de 2020. Ce serait une atteinte flagrante à l’ordre mondial et à la notion d’intégrité territoriale.
Aliev agit tout en dirigeant ce que tous les organismes de surveillance internationaux considèrent comme l’un des régimes les plus oppressifs au monde (voir rapport de Freedom House).
Comment la Turquie, membre de l’OTAN qui souhaite, du moins en théorie, entretenir des relations étroites avec l’Union européenne (sinon son adhésion) peut-elle justifier tout cela ?
Historiquement, la politique étrangère de la Turquie a été un réseau complexe d’alliances stratégiques et de postures idéologiques. Sous Erdogan, la Turquie a cherché à devenir une puissance régionale dominante en tirant parti des sentiments nationalistes et des griefs historiques pour consolider sa force au niveau national tout en poursuivant une politique étrangère agressivement indépendante (illustrée par le double jeu avec la Russie, qui comprenait des efforts pour retarder et empêcher l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN de la Finlande et de la Suède).
C’est une approche qui a souvent mis la Turquie en contradiction avec les normes et attentes internationales. Une partie de ce défi réside dans l’instauration par Erdogan d’un prototype de démocratie autoritaire, avec un pouvoir massif concentré entre les mains de l’exécutif et des opposants, qu’il s’agisse de généraux, de juges ou de journalistes, croupissant en prison.
Il en a résulté des défis importants, notamment une instabilité économique, des dissensions internes et des relations tendues avec les alliés occidentaux. Pour que la Turquie prenne du recul et résolve ces incohérences, il faudrait un changement monumental dans la façon dont elle aborde sa politique étrangère.
Il faudrait commencer par reconnaître le génocide arménien, ou au moins cesser de le nier. Cela permettrait non seulement de réparer les blessures historiques, mais aussi de restaurer une certaine élévation morale. De plus, si la Turquie aspire à être prise au sérieux en tant que leader et pays doté d’un semblant d’autorité morale, elle doit reconsidérer son alliance étroite avec l’Azerbaïdjan. Elle doit se demander si cette alliance repose sur le respect mutuel et des valeurs partagées ou simplement sur des besoins stratégiques passagers qui pourraient l’exposer à des critiques valables et à un isolement diplomatique.
Un domaine critique dans lequel la Turquie peut démontrer son engagement en faveur d’une politique étrangère fondée sur des principes est sa position sur ce qu’on appelle le « corridor de Zangezour ». Si la Turquie veut être considérée comme une puissance régionale responsable, elle doit veiller à ce que l’Azerbaïdjan ne recoure pas à une agression militaire pour récupérer ce corridor. La Turquie devrait également s’efforcer activement de normaliser enfin ses relations avec l’Arménie et d’ouvrir un passage frontalier, indépendamment de la réticence de l’Azerbaïdjan à faire de même.
Le rôle de la Turquie devrait être celui de la médiation et de la retenue, en veillant à ce que tout développement dans cette région soit réalisé par des moyens diplomatiques plutôt que par la force. Le régime Erdogan doit reconnaître qu’un soutien inébranlable aux ambitions agressives de l’Azerbaïdjan porte atteinte aux intérêts moraux et stratégiques de la Turquie. En encourageant l’Azerbaïdjan à poursuivre des négociations pacifiques et à respecter l’intégrité territoriale de l’Arménie, la Turquie peut faire un pas important vers le rétablissement de sa crédibilité.
La Turquie a le potentiel de jouer un rôle constructif dans le Caucase du Sud, mais elle aurait peut-être besoin d’être encouragée dans cette direction. Les alliés d’Ankara au sein de l’OTAN devraient insister pour qu’Erdogan cesse de faciliter l’agression d’Aliev et utilise plutôt son influence pour maîtriser l’un des régimes les plus croyants du monde.
Traduction N.P.