Les élections présidentielles et parlementaires en Turquie ont peut-être été les événements politiques les plus attendus de 2023. Il y avait un sentiment parmi les politiciens, les experts et les académiciens que le règne de 21 ans d’Erdogan pourrait prendre fin. Compte tenu de la transition de l’ordre mondial, de la confrontation Russie-Occident et du rôle prépondérant de la Turquie dans la formation de l’équilibre des pouvoirs dans de multiples régions allant du Moyen-Orient à l’Asie centrale et à la Méditerranée orientale, les choix de politique étrangère de la Turquie sont d’une importance capitale pour tous les acteurs mondiaux.
Les efforts d’Erdogan pour sortir la Turquie de son rôle habituel de partenaire junior des États-Unis et transformer le pays en un acteur régional indépendant ont considérablement détérioré les relations Turquie-Occident. Le soutien américain aux forces kurdes dans le nord-est de la Syrie, l’achat de systèmes russes de défense aérienne S-400, les soupçons de la Turquie concernant une éventuelle implication américaine dans la tentative de coup d’État militaire ratée de juillet 2016, le rejet de la demande de la Turquie d’extrader Fethullah Gülen et la réticence de la Turquie d’accepter l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, ont mené les relations américano-turques à leur plus bas niveau depuis la fin de la guerre froide. La position de la Turquie sur la guerre russo-ukrainienne n’a pas non plus pleinement satisfait les Américains. La Turquie soutient l’Ukraine économiquement et militairement, mais elle rejette les appels à réduire ses relations économiques avec la Russie, tout en jouant simultanément un rôle crucial dans l’organisation des exportations vers la Russie.
L’autoritarisme croissant en Turquie a ajouté une couche supplémentaire aux élections turques. Beaucoup en Occident considéraient la défaite potentielle d’Erdogan comme un signal aux autres hommes forts dans le monde que l’autoritarisme pouvait être vaincu. Alors que l’Occident collectif cherche de plus en plus à dépeindre la géopolitique du XXIe siècle comme un combat entre la démocratie et l’autocratie, beaucoup espéraient que la défaite de l’autoritaire Erdogan changerait la tendance d’un régime absolu affirmé. En général, il y avait une perception en Occident que la défaite d’Erdogan serait bonne pour les États-Unis et l’Union européenne (UE), tandis que sa victoire profiterait à la Russie. La Russie a alimenté cet état d’esprit en prenant des mesures claires pour soutenir Erdogan avant les élections, notamment l’accord de la Russie de reporter les paiements turcs pour le gaz naturel russe et une offre russe d’établir une plateforme d’approvisionnement et d’acheminement de gaz en Turquie.
Outre la géopolitique et la lutte de la démocratie contre l’autocratie, l’économie a également eu un aspect important sur les élections turques. La politique économique du président Erdogan a entraîné un taux d’inflation très élevé en Turquie, ce qui a nui à la classe moyenne turque émergente. Le tremblement de terre dévastateur de février 2023 a révélé de nombreux problèmes dans le secteur de la construction turc, notamment le manque de contrôle des normes et la corruption endémique.
Ainsi, il semblait que tous les ingrédients étaient réunis pour vaincre l’homme fort de la Turquie, d’autant plus que l’opposition avait réussi à unir ses forces en réunissant sous un même parapluie des kémalistes, une partie des nationalistes et d’anciens alliés d’Erdogan. Avant les élections, beaucoup étaient convaincus qu’Erdogan perdrait au moins le parlement tout en cherchant à conserver la présidence. La sagesse conventionnelle était que la défaite mettrait non seulement fin à la carrière politique d’Erdogan, mais mettrait également en danger la sécurité personnelle d’Erdogan et de son entourage. Certains analystes discutaient des perspectives de déstabilisation politique après les élections, arguant qu’Erdogan tentera probablement de truquer les élections et que l’opposition mènera dans la rue des millions de manifestants.
Cependant, la réalité est apparue tout à fait différemment. Erdogan a réussi à gagner le parlement et à assurer sa présidence grâce au second tour des élections. Oui, Erdogan a remporté environ 52 % des voix, ce qui est un signe de la profonde polarisation du pays. Cependant, l’opposition n’a pas rejeté les résultats des élections et il n’y a pas eu de protestations.
Quelle sera la politique étrangère de la Turquie après les élections ? La Turquie poursuivra probablement sa stratégie actuelle d’équilibre entre la Russie et l’Occident, cherchant à obtenir des avantages des deux côtés. La Turquie continuera à faire pression pour une implication active dans de multiples régions du monde, en essayant de renforcer sa présence et ses intérêts.
La Turquie a besoin, cependant et avant tout, d’une stabilité économique. L’économie du pays est dans une situation très difficile, et immédiatement après la victoire d’Erdogan, la monnaie turque a baissé davantage. Cette baisse stimulera davantage l’inflation, ce qui aura un impact négatif sur de larges pans de la population turque. Le président Erdogan peut accepter d’augmenter les taux d’intérêt, en revenant à une politique étrangère orthodoxe, mais il en faut plus. La Turquie a besoin d’investissements étrangers et de prêts du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Cela pourrait forcer Erdogan à prendre des mesures pour améliorer les relations avec l’Occident, et la question de l’adhésion de la Suède à l’OTAN pourrait être un document décisif pour évaluer tout changement dans la politique étrangère de la Turquie. Les États-Unis et d’autres États membres de l’OTAN exigent la finalisation de toutes les procédures d’ici le prochain sommet de l’OTAN à Vilnius et la Turquie sera probablement d’accord.
Quant au Caucase du Sud, la Turquie poursuivra sa stratégie actuelle visant à accroître progressivement sa présence et son influence aux dépens des Russes et des Iraniens. La Turquie ne prendra aucune mesure tangible vers la normalisation de ses relations avec l’Arménie tant qu’un traité de paix arméno-azerbaïdjanais ne sera pas signé sur la base des conditions azerbaïdjanaises. En attendant, dans une perspective à long terme, la Turquie n’abandonnera pas sa vision d’avoir une frontière terrestre directe avec l’Azerbaïdjan en prenant totalement ou partiellement les régions de Syounik et de Vayots Dzor en Arménie.
Traduction N.P.