Quels sont les enjeux dans la région de Tavoush ?

Écrit en anglais par Benyamin Poghosian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 3 avril 2024

 

Depuis la visite du premier ministre Nikol Pachinian le 18 mars dans les villages de Voskepar et Kiranc de la région de Tavoush, des discussions et des débats ont lieu en Arménie sur la situation le long de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans cette région. La visite a eu lieu après la déclaration du bureau du vice-premier ministre azerbaïdjanais Shahin Mustafayev, exigeant le retour immédiat à l’Azerbaïdjan de « quatre villages azerbaïdjanais non enclavés » situés à Tavoush le long de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, couverts en principe par les négociations de démarcation et de délimitation. Lors de ses rencontres avec les villageois, le Premier ministre arménien a déclaré que « le processus de délimitation et de démarcation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan entrait dans sa phase pratique ». Tout en reconnaissant qu’il n’y avait pas d’accord sur les cartes et les principes du processus et que l’Azerbaïdjan ne quitterait pas les territoires arméniens actuellement sous son contrôle, le Premier ministre a plaidé en faveur du retrait de ces villages pour éviter une nouvelle guerre. Après ces réunions, certains représentants des dirigeants arméniens, dont le président de l’Assemblée nationale, ont commencé à déclarer que ces territoires ne faisaient pas partie de l’Arménie et devaient être restitués à l’Azerbaïdjan.

Quelles seraient les conséquences si le gouvernement arménien cédait unilatéralement à ces demandes azerbaïdjanaises ? Les conséquences peuvent être divisées en trois catégories : logistiques, militaires et géopolitiques.

Une partie de l’autoroute Erévan-Dilidjan-Idjevan-Noyemberian, l’une des deux principales autoroutes reliant Erévan au point de passage frontalier de Bagratachen situé à la frontière entre l’Arménie et la Géorgie, traverse cette zone. Il est très probable que ce tronçon d’autoroute sera fermé de la même manière que l’Azerbaïdjan a fermé l’autoroute Goris-Kapan fin 2021. L’Arménie dispose de trois points de passage frontaliers avec la Géorgie : Bavra, Gogavan et Bagratachen, Bagratachen étant le principal, situé seulement à 70 kms de la capitale Tbilissi. La fermeture de cette autoroute ne coupera pas complètement l’Arménie de la Géorgie, car il reste possible d’atteindre le point de passage de Bagratachen via l’autoroute Erévan-Vanadzor-Alaverdi, et l’Arménie pourrait construire une route alternative pour contourner les zones qui seraient cédées à l’Azerbaïdjan. Cependant, toutes les options auront un impact significatif sur le trafic entre l’Arménie et la Géorgie et exerceront une pression supplémentaire sur l’économie arménienne. Selon le Comité arménien des statistiques, ces dernières années, au moins 70% du chiffre d’affaires commercial de l’Arménie transite par la Géorgie et Bagratachen en est le principal élément. En 2023, 2 855 821 personnes sont passées par le point de passage de Bagratachen, tandis que seulement 695 427 ont traversé Bavra et 166 173 e point de passage de Gogavan.

En outre, le gazoduc Russie-Géorgie-Arménie traverse cette zone et est réclamé par l’Azerbaïdjan. À la lumière du précédent azerbaïdjanais consistant à couper l’approvisionnement en gaz du Haut-Karabagh dès que l’Azerbaïdjan a pris le contrôle d’une partie du gazoduc Arménie-Haut-Karabagh à l’été 2022, il y a de fortes chances que l’Azerbaïdjan utilise les mêmes tactiques comme levier pour exercer une pression supplémentaire sur l’Arménie pour qu’elle fasse de nouvelles concessions. Techniquement, il est possible de construire un nouveau tronçon de gazoduc, contournant ces zones, mais là encore, cela nécessitera du temps et des ressources de la part de l’Arménie.

Plusieurs villages arméniens autour de la région, Voskepar, Baghanis et Berqaber, seront partiellement encerclés par le territoire azerbaïdjanais et ses habitants seront contraints de faire des détours pour entrer et sortir. Si l’Azerbaïdjan déploie des troupes sur ces territoires, de nombreuses maisons arméniennes ainsi que des bâtiments administratifs et éducatifs seront situés à seulement quelques mètres des positions militaires azerbaïdjanaises, ce qui exercera une pression et des souffrances supplémentaires sur la population qui y vit et déclenchera une potentielle migration.

Selon plusieurs experts militaires arméniens, la région de Tavoush possède les positions de défense les plus avancées et les mieux construites d’Arménie. Tout changement territorial dans cette zone saperait la défense de l’Arménie et donnerait à l’Azerbaïdjan des positions favorables pour de nouvelles avancées dans la région de Tavoush et de Lori. Dans ce cas, l’Arménie devrait consacrer d’importantes ressources à la construction de nouvelles positions et à la relocalisation de nouvelles forces dans la région afin d’augmenter ses capacités de défense.

Les points mentionnés ci-dessus soulignent le grave affaiblissement de l’Arménie, expliquant les risques aigus de céder ces zones à l’Azerbaïdjan à moins que la décision ne fasse partie d’un accord global, qui devrait couvrir toutes les questions en suspens entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Il existe un autre argument pour expliquer pourquoi l’Arménie ne devrait pas céder ces territoires à l’Azerbaïdjan.

Il ne peut y avoir de processus de négociation sans accords sur les cartes et sans accords sur les principes de délimitation et de démarcation. Ce que l’Azerbaïdjan exige n’a rien à voir avec le processus de délimitation et de démarcation ; il s’agit d’un accaparement de terres par le recours ou la menace de recours à la force. Cela porte atteinte à l’ordre international fondé sur des règles et crée un dangereux précédent, avec des répercussions considérables dans notre région et ailleurs. Dans ce contexte, il est périlleux de permettre l’accaparement des terres en le décrivant comme le début d’un processus légitime de délimitation et de démarcation.

Au lieu de se soumettre aux méthodes d’intimidation de l’Azerbaïdjan en déclarant publiquement que ces territoires ne font pas partie de l’Arménie et que l’Arménie devrait les donner à l’Azerbaïdjan, le gouvernement arménien devrait s’adresser à toutes les organisations internationales et à tous les États qui ont une présence et des intérêts de paix dans le Caucase du Sud, (ONU, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), UE, Russie, Iran, États-Unis, États membres de l’UE et Inde), affirmant que l’Azerbaïdjan tente de mettre en œuvre un accaparement de terres soit par la menace de recours à la force, soit par la force réelle et que ces mesures portent atteinte au droit international.

En effet, même si l’Arménie acceptait de céder ces territoires à l’Azerbaïdjan, cela constituerait une violation du droit international et permettrait à l’Arménie d’exercer une pression supplémentaire sur l’Azerbaïdjan sur la scène internationale. Autrement, si l’Arménie accepte de céder ces territoires à l’Azerbaïdjan, en déclarant que cela fait partie du processus de délimitation et de démarcation, cela légitimera l’accaparement des terres. Plus dangereux encore, les déclarations selon lesquelles ces territoires font partie de l’Azerbaïdjan pourraient justifier le recours à la force par l’Azerbaïdjan pour s’emparer de ces territoires. L’Azerbaïdjan soutiendrait qu’il n’avait pas d’alternative, car l’Arménie, tout en reconnaissant ces zones comme territoires azerbaïdjanais, refusait de s’en retirer.

Ainsi, les enjeux dans la région de Tavoush ne concernent pas uniquement la sécurité de l’Arménie. Supposons que l’Azerbaïdjan réussisse à s’emparer ouvertement de ses terres sous la menace ou le recours réel à la force. Dans ce cas, ce serait un nouveau coup porté à l’ordre international fondé sur des règles à l’intérieur des frontières européennes, ce qui pourrait avoir des conséquences considérables bien au-delà du Caucase du Sud.

 

Traduction N.P.