Un autre nettoyage ethnique pourrait être en cours – et nous n’y prêtons pas attention

Écrit en anglais par Nicholas Kristof et publié dans The New York Times en date du 2 septembre 2023

Avec ses chambres de torture russes et le massacre de civils, la guerre en Ukraine est déjà assez horrible. Mais que se passe-t-il si un autre pays profite de cette diversion pour commettre ses propres crimes contre l’humanité ?

Rencontrez l’Azerbaïdjan.

Vous n’avez probablement pas entendu parler de la brutalité de l’Azerbaïdjan envers une enclave arménienne appelée Haut-Karabagh, mais elle mérite un examen minutieux. L’ancien procureur général de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo, que j’ai connu il y a des années lorsqu’il cherchait à rendre des comptes pour le génocide perpétré dans la région soudanaise du Darfour, décrit désormais de la même manière ce qui se passe au Haut-Karabagh.

« Un génocide est en cours contre 120 000 Arméniens vivant au Haut-Karabagh », a-t-il écrit dans un récent rapport.

Nous avons tendance à considérer le génocide comme le massacre d’un groupe ethnique. Mais la définition juridique de la Convention sur le crime de génocide de 1948 est plus large et n’exige pas de massacres, à condition qu’il y ait certains « actes commis dans l’intention de détruire » un groupe ethnique, racial ou religieux particulier.

C’est ce que fait l’Azerbaïdjan, a soutenu Moreno Ocampo, en bloquant le Haut-Karabagh afin que les gens meurent ou fuient, détruisant ainsi une ancienne communauté.

« La famine est l’arme invisible du génocide », a-t-il écrit. « Sans changement radical immédiat, ce groupe d’Arméniens aura disparu dans quelques semaines. »

« Il est extrêmement important de qualifier cela de génocide », m’a dit Moreno Ocampo, et il est également crucial que les États-Unis et les autres puissances mondiales – y compris la Grande-Bretagne, qui s’est montrée trop silencieuse – intensifient la pression sur l’Azerbaïdjan.

Le concept de génocide a été développé en partie en réaction aux massacres massifs d’Arméniens perpétrés par l’Empire ottoman en 1915 et 1916, de sorte que la famine d’aujourd’hui des Arméniens en Azerbaïdjan suggère que l’histoire risque de boucler la boucle. Le groupe Genocide Watch a déclaré une « urgence génocide », l’Institut Lemkin pour la prévention du génocide a récemment émis une « alerte active au génocide », et l’Association internationale des spécialistes du génocide a mis en garde contre « le risque de génocide » et a appelé l’Azerbaïdjan à rendre des comptes pour crimes contre l’humanité.

La crise actuelle a débuté à la fin de l’an dernier, lorsque les Azerbaïdjanais ont commencé à bloquer la seule route vers le Haut-Karabagh, le corridor de Latchine menant à l’Arménie, dont dépend le territoire pour sa nourriture et ses médicaments.

La Cour internationale de Justice a ordonné à l’Azerbaïdjan de lever le blocus. Au lieu de cela, le gouvernement azerbaïdjanais a établi un poste de contrôle sur la route et a commencé à bloquer même l’aide humanitaire transportée par le Comité international de la Croix-Rouge.

« Les gens s’évanouissent dans les files d’attente pour du pain », a déclaré la BBC, citant un journaliste local du Haut-Karabagh. Le rapport ajoute que Halo Trust, une organisation à but non lucratif qui travaille au déminage, a dû suspendre ses opérations « parce que son personnel est trop épuisé pour travailler après avoir fait la queue pour du pain toute la nuit et être rentré chez lui les mains vides ».

Un tiers des décès au Haut-Karabagh sont attribués par les autorités locales à la malnutrition, a indiqué la BBC. Je n’ai aucun moyen de vérifier ces rapports, mais tout indique que la situation est désastreuse – et qu’elle s’aggrave de jour en jour.

Pourtant, je crains que l’Occident soit fatigué et tourné vers l’intérieur, car il a également prêté peu d’attention aux autres crises mondiales autres que l’Ukraine, depuis les horribles atrocités en Éthiopie jusqu’au massacre de civils par les seigneurs de guerre du Soudan. Pour les dictateurs, ce n’est malheureusement pas un mauvais moment pour commettre des crimes de guerre.

Le contexte est que l’Azerbaïdjan autoritaire a une population majoritairement musulmane parlant une langue turque, tandis que le Haut-Karabagh a une population majoritairement chrétienne qui parle arménien. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, le Haut-Karabagh a cherché à obtenir son indépendance ; une guerre s’est terminée par une impasse dans laquelle l’enclave fonctionnait de manière autonome mais avec des liens étroits avec l’Arménie voisine. En 2020, l’Azerbaïdjan a mené une brève guerre au cours de laquelle il a récupéré la majeure partie de l’enclave, et il veut maintenant récupérer le reste – et, je suppose, expulser une grande partie de la population d’origine arménienne.

Le monde, y compris le Premier ministre arménien, reconnaît que la souveraineté sur le Haut-Karabagh appartient à l’Azerbaïdjan. L’Azerbaïdjan estime qu’il a le droit d’intégrer politiquement et économiquement le Haut-Karabagh au reste du pays. Bien qu’il ne s’agisse pas d’intégration mais de famine, le seul point sur lequel même des pays aussi éloignés que les États-Unis et la Russie s’accordent est que l’Azerbaïdjan devrait rouvrir le corridor de Latchine et mettre fin aux souffrances de la population.

Un compromis possible pour mettre fin à la catastrophe imminente est présenté par Benyamin Poghosian de l’Institut de recherche politique appliquée d’Arménie : l’Azerbaïdjan ouvrirait la route de Latchine et le Haut-Karabagh ouvrirait simultanément une ou plusieurs routes vers l’Azerbaïdjan (ce que l’Azerbaïdjan recherche). Le Département d’État américain a fait allusion à cette approche dans un communiqué dénonçant le blocus. Dans le cadre de ce compromis, l’Azerbaïdjan garantirait la liberté des Arméniens du Haut-Karabagh.

Ce serait insatisfaisant, car cela récompense l’Azerbaïdjan pour les civils affamés, et personne ne peut vraiment faire confiance aux promesses de l’Azerbaïdjan. Mais le triste travail des diplomates consiste à concevoir des accords imparfaits et tant détestés qui valent mieux que n’importe quelle autre alternative, et dans ce cas, un accord discutable est préférable à la famine massive et au nettoyage ethnique des Arméniens, une fois de trop.

 

Traduction N.P.