Les élections législatives en Turquie le 7 juin sont étroitement suivies par toutes les parties touchées dans la région, d’une manière ou l’autre, par leurs résultats. La Turquie est une superpuissance régionale arrogante, sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan. Elle dispose de son influence et d’une opinion sur de nombreux conflits dans la région. Elle a des tentacules dans les Balkans, elle est directement impliquée dans les conflits qui font rage en Syrie, en Irak et en Libye, et elle prend même en charge les troubles des musulmans ouïghours en Chine. Mais surtout, elle impose un blocus à l’Arménie et donne le ton au bellicisme du président azéri Ilham Aliev.
Par conséquent, les élections ne devraient causer aucun changement national, qui puissent influer sur la politique étrangère de la Turquie et sa capacité à se mêler des affaires internes de ses voisins.
Lors de la dernière élection, le Président Erdogan a recueilli 52% des votes populaires. Mais l’économie affaiblie de la Turquie, les scandales de corruption endémique, et les instincts dictatoriaux du président ont érodé l’influence du parti AKP de M. Erdogan, qui est au pouvoir depuis les 13 dernières années.
Un récent scandale pourrait détériorer la situation du parti au pouvoir. La Turquie a été accusée de soutenir l’EI en leur fournissant des armes, tandis que son principal partenaire, l’OTAN a bombardé des cibles de l’EI pour amener ce dernier à réduire ses guerres barbares menées en Syrie et en Irak.
Tout au long, le gouvernement Erdogan a été en mode de déni. Mais, un dénonciateur sous le nom de Can Dundar a exposé, dans le quotidien Cumhuriyet, le fonctionnement de l’agence des services secrets de la Turquie, la MIT. La police a arrêté des camions transportant des armes destinées aux insurgés syriens, sous le couvert de l’envoi de caisses de médicaments et de nourriture. Deux mille camions ont traversé la frontière entre la Turquie et la Syrie. Le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, a affirmé que le contenu de ces camions n’est l’affaire de personne. M. Erdogan a poursuivi Dundar comme traître, et M. Dundar s’est plaint que le pouvoir judiciaire punissait le dénonciateur plutôt que le coupable.
Les sondages prédisent un succès de 46-47% pour l’AKP, ce qui permettrait à Erdogan de demeurer au pouvoir, mais d’autres parties peuvent être en mesure de lui couper les ailes politiques. Le plan de M. Erdogan est de réformer la constitution et de placer tous les pouvoirs exécutifs dans le bureau du président afin de gouverner le pays tel un sultan d’autrefois.
Mais le scénario politique est plus compliquée que cela, et il dépend de la perspicacité du président pour naviguer dans ce labyrinthe et atteindre ses objectifs.
La constitution actuelle a été rédigée en 1980, à la suite d’un coup d’Etat, par le dictateur militaire Kenan Evren, symbole du mal incarné, qui est décédé récemment à l’âge de 97 ans.
La nécessité de changer la constitution n’est pas discutée par les parties, il s’agit plutôt de savoir quelle forme aura cette nouvelle Constitution.
Trois partis sont en lice pour le pouvoir.
Le parti CHP (Cumhuriyet Halk Partisi), issu du début de la république moderne turque, a été fondée par Atatürk lui-même, a dirigé la Turquie durant plusieurs décennies en vertu de lois draconiennes. Le parti est laïque et nationaliste. Au cours des dernières années, ses politiques laïques ont souffert des relations d’Erdogan avec l’armée, qui s’est donné le rôle de protecteur de la constitution, et la plupart des réformes engagées par Atatürk ont été gommées par l’AKP islamiste, comme lorsque la femme du président est apparue avec un foulard sur la tête, interdit par Atatürk. Le CHP joue le rôle de principal parti de l’opposition dirigé par Kemal Kilicdaroglu. Il tient à l’intégrité territoriale du pays, mais a une approche prudente quant au séparatisme kurde.
Le MHP (Milli Haraket Partisi), autre parti d’opposition, est dirigé par Devlet Bahçeli. C’est un parti raciste, farouchement opposé aux aspirations de la minorité kurde.
Lors de l’élection présidentielle de 2014, ces deux dernières partis avaient uni leurs forces pour soutenir la candidature malheureuse de M. Ekmeleddin Ihsanoglu.
Le parti le plus controversé de l’opposition est le HDP (Halk Demokratik Partisi) dirigé par Salaheddin Demirtas, un politicien de sang-froid qui prétend que tout citoyen peut se joindre à son parti, Alevi, Laz, Juif, Grec, Arménien, Turc, mais le parti est principalement composé de Kurdes. Demirtas est le principal interlocuteur de l’Etat dans les négociations en cours sur la question kurde, mais il y a un autre groupe kurde moins important appelé Union des communautés kurdes.
Le HDP nie toute association avec le PKK désigné comme une organisation terroriste par le gouvernement turc.
Bien que le gouvernement négocie avec le chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, il accuse le HDP de collusion avec le PKK. Demirtas a froidement rétorqué que si son parti a une influence sur le PKK, cela devrait être considéré comme un plus, et non pas un problème politique.
La question importante est de savoir si le HDP pro-kurde ou le Parti démocratique populaire auront ou non des élus au parlement. Le parti doit obtenir plus de 10% des voix. À ce stade, les sondages indiquent de 9,5 à 11% de chance de succès.
Que le parti accède au parlement ou non, il va provoquer un sérieux défi pour M. Erdogan. La question kurde est une épée à double tranchant; si les Kurdes sont élus, ils vont brouiller les cartes politiques de M. Erdogan, qui sera handicapé dans son désir de rédiger la nouvelle constitution, bien que la Turquie puisse marquer des points en démontrant à l’Europe qu’elle est sur la voie démocratique, comme société inclusive.
Toutefois, si les Kurdes ne parviennent pas à entrer au Parlement, ils seront justifiés de prendre les armes et de se battre pour leurs droits. Jusqu’à présent, les négociations avec le gouvernement n’ont mené nulle part. Dans cette campagne électorale, toute la rhétorique et les astuces politiques ont été dirigées contre le parti kurde afin d’assurer son échec. Le gouvernement a reproché aux Kurdes de ne pas déposer les armes, ce qui rendait impossible les négociations.
Le gouvernement a même provoqué quelques incidents avec les Kurdes afin de justifier leurs accusations.
Les Kurdes se rendent compte que s’ils renoncent complètement aux armes, ils perdront tout pouvoir de négociation et seront laissés à la merci du gouvernement qui dictera ses conditions dans les négociations.
Le pouvoir des Kurdes a été renforcé par le succès de leurs frères du Kurdistan irakien, de Syrie et même d’Iran.
Ainsi, si les Kurdes sont déçus par leur tentative de réussir leur processus démocratique, la Turquie pourrait faire face non seulement à une insurrection interne, mais aussi à une guerre régionale, dont elle aura du mal à se tirer.
En termes de realpolitik, les problèmes et le dépeuplement de l’Arménie bénéficient à la Turquie, à l’inverse les problèmes de la Turquie bénéficient à l’Arménie.
Le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, à l’improviste, a introduit la question arménienne dans sa campagne électorale, pour des fins esthétiques et pour attirer les électeurs chrétiens de certains partis, y compris l’AKP au pouvoir, qui ont enrôlé des candidats arméniens.
« Nous ne sommes pas égaux. Légalement, sur le papier, oui, mais en fait, non… Par exemple, il n’y a pas d’officiels arméniens dans le gouvernement, il n’y a pas de police arménienne, il n’y a pas de juges arméniens dans ce pays. Je vais lutter contre cette discrimination. »
Ainsi, Markar Essayan, éminent chroniqueur de la presse turque, s’est joint à l’AKP. Garo Paylan est un candidat pour la paix et la démocratie, et Selina Dogan est sur la liste du principal parti d’opposition, le Parti républicain du Peuple. Ces candidats seront certainement respecter dans leurs partis respectifs, mais Dogan a également forgé sa propre plate-forme personnelle, déclarant :
Dans un effort pour discréditer le parti pro-kurde aux yeux de l’électorat, M. Davutoglu a injecté la question arménienne dans sa campagne. Cela peut sembler absurde pour un observateur extérieur, mais cela a une résonance en Turquie parce que le gouvernement a vilipendé les Arméniens, génération après génération, en associant dans l’esprit du public le mot arménien à une insulte.
Il ne suffit pas que les Turcs aient assassiné la nation arménienne, déraciné les survivants de leur patrie vieille de 3 000 ans, confisqué leurs propriétés dont ils jouissent à ce jour, pour justifier leur crime, ils accusent la victime, et leur pire insulte est l’utilisation du mot «arménien».
Vous ne pouvez pas biaiser la législation, mais les Turcs ont eu recours à ce biais comme atout politique. M. Erdogan lui-même l’a utilisé durant sa campagne présidentielle en déclarant qu’il a été qualifié des « pires » épithètes, y compris d’avoir été appelé «arménien».
Maintenant, c’est au tour de M. Davutoglu d’utiliser la carte arménienne.
Alors que le 11 février 2015, le Premier ministre embrassait les Arméniens de la diaspora hypocritement (« La diaspora est notre diaspora et, à notre initiative, la Diaspora va progresser. ») Il utilisait ce même terme de « Diaspora » pour attaquer M. Demirtas.
Yetvart Danzikian publiait, le 28 mai 2015, un article cinglant dans Agos : « Le lieu où ces mots affichent la plus grossière logique, le plus pur et le plus primitif des nationalisme, ont été prononcé lors d’un rassemblement de l’AKP dans Batman. Cette logique, qui définit les Kurdes, les Turcs et les Arabes d’un côté et les Arméniens de l’autre, est très clairement le produit le plus distingué d’une mentalité raciste et discriminatoire… Le 24 mai, Davutoglu a participé à l’émission Show TV au cours de laquelle il déclaré : « A un moment où le monde entier fait campagne contre la Turquie sur les revendications de génocide arménien, Demirtas a pris position contre la Turquie, et a fait des déclarations accusant la Turquie » et a rappelé à l’auditoire ce que Demirtas a dit, concernant le génocide arménien, « Les Kurdes ont également la responsabilité et doivent présenter des excuses en leur nom. »
S’adressant aux citoyens kurdes, Davutoglu a dit, « quelqu’un qui accuse vos grands-pères de cette manière peut-il être votre représentant? S’il dit « les Kurdes et les Turcs ont fait cela, peut-il représenter la Turquie ? »
Puis Davutoglu a accusé Demirtas d’avoir conclu « des accords secrets avec la diaspora. »
Comme nous pouvons le voir, les Arméniens sont impliqués dans les élections parlementaires turques à deux niveaux différents, comme participants et comme parias.
Le temps nous dira de quel côté les élections vont pencher.
Traduction N.P.