Le tremblement de terre oublié

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 17 décembre 2015

Si un écrivain de talent s’était vu commandé le scénario d’une future et parfaite catastrophe, peut-être n’aurait-il pu inventer un meilleur scénario que le sort qui a frappé l’Arménie en 1988. Cette année-là, un tiercé parfait a frappé : l’Union soviétique en ruine, une guerre qui faisant rage avec l’Azerbaïdjan, le tout aggravé par un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter au cœur de l’hiver.
Plus de 300 000 réfugiés arméniens qui avaient récemment fui les pogroms de Soumgaït et de Bakou vers l’Arménie ont dû faire face à une autre tragédie après le séisme.
Depuis les 100 dernières années, les Arméniens ont subi le génocide oublié et, au cours du dernier quart de siècle, nous avons ajouté le traumatisme d’un tremblement de terre oublié. Au lendemain du génocide, Gumri, connue sous le nom d’Alexandropol à l’époque, a accepté des centaines de milliers d’orphelins arméniens en 1926, qui, plus tard, ont vécu l’expérience d’un tremblement de terre similaire.
Le 7 décembre 1988, le tremblement de terre a secoué l’ensemble de la province de Shirak pendant 41 secondes, avec son épicentre dans la ville de Spitak, 80% des bâtiments ont été rasés et 25 000 personnes tuées, selon le décompte officiel, tandis que d’autres sources ont cité un nombre plus élevé de pertes humaines, 150 000 personnes mortes ou blessées et plus de 514 000 sans-abri.
Le tremblement de terre a également détruit 40% des infrastructures industrielles de l’Arménie, ce dont, à ce jour, le pays ne s’est pas complètement remis.
D’une population de 300 000 personnes dans la région, seules 120 000 y demeurent encore, beaucoup ayant quitté la misère dans l’espoir d’une vie meilleure en Russie.
Le niveau de pauvreté parmi la population restante est de 46%, plus que toute autre région en Arménie.
On peut se demander pourquoi ces gens continuent d’y vivre, dans ces circonstances difficiles. Sont-ils si patriotes et attachés à la terre que le déplacement est hors de question ou plutôt ne sont-ils pas en mesure de payer le déménagement ? La première probabilité pourrait être plus gratifiante, mais la vérité tend vers la seconde option.
L’adjoint au ministre soviétique de la défense civile, le Major-Général Nikolai Tarakanov, qui, deux ans avant 1988 avait été assigné aux efforts de secours à Tchernobyl à la suite de la catastrophe nucléaire dévastatrice de cette région, était en Arménie pour superviser les opérations de secours, et a déclaré, « La situation à Spitak s’avère être bien plus terrible que celle de Tchernobyl. »
À un moment donné, la tragédie a fait les manchettes des médias internationaux. Cent treize pays se sont précipités en envoyant de l’équipement d’aide et des secours humanitaires, du personnel et de l’équipement médical. Le secrétaire général de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev a alloué 5 milliards de roubles (environ 8 milliards de dollars) à la reconstruction, qui aurait dû être achevée en deux ans. Pourtant, 27 ans plus tard, la misère subsiste et l’effondrement de l’empire soviétique n’est pas l’unique cause de ce retard.

L’Union soviétique subissait à ce moment-là un changement majeur. C’était encore un monde fermé et grâce à cette catastrophe, certains pays, dont les États-Unis, ont été en mesure de fournir de l’aide en utilisant la situation comme un gain de relations publiques.
Les Arméniens de la diaspora, choqués que leur petite nation soit à l’honneur pour la pire des raisons possibles, ont contribué sans réserve et de manière significative, même après avoir été témoins d’abus cyniques et de profits par certains responsables gouvernementaux.
Depuis ce tremblement de terre en Arménie, beaucoup d’autres tremblements de terre et de catastrophes naturelles ont fait les manchettes à leur tour, Mexique, Japon, Népal, Iran, juste pour en nommer quelques-uns, et la misère persistante dans la région de l’Arménie a été oubliée. En outre, il semble que les personnes touchées par ces autres calamités, aussi dévastatrices, ont été en mesure de se remettre sur pied beaucoup plus rapidement.
Chaque fois que je me rends en Arménie et exprime le désir de me rendre à Gumri, les gens me regardent d’un air interrogateur, comme pour demander, « Qui y a-t-il à voir à Gumri ? » Ma réponse : rien, je tiens à faire preuve d’empathie avec les habitants, partager leur douleur et leurs aspirations et savoir qu’il y a une lumière au bout du tunnel.
La misère en Arménie a des résultats mathématiques différents selon celui qui répond. Selon les statistiques du gouvernement, il y aurait 965 familles ayant besoin de logements dans les provinces de Shirak et Lori, et le gouvernement devrait répondre à leurs besoins au cours des années 2015-16.
Depuis 2008, le gouvernement a alloué plus de 200 millions de dollars à la reconstruction de logements. Mais en réalité, il y a encore 4 500 familles sans-abri vivant dans des conditions inhumaines dans des domiks (baraques provisoires). 433 familles sans abri sont sur la liste d’attente du gouvernement, mais 3 500 familles ne sont pas sur cette liste pour une variété de raisons – travail temporaire en Russie puis de retour, ou des familles sont trop nombreuses pour leur logement actuel. En effet, 27 ans plus tard, les enfants ont grandi, ont formé leurs propres familles, et utilisent encore les installations existantes. Bien que cette croissance naturelle contribue à la diminution de la population de l’Arménie, le gouvernement ne se responsabilise pas de leur sort, parce qu’ils ne sont pas les victimes directes du séisme. Pourtant, ils demeurent les victimes de la situation. Si leurs noms ne sont pas enregistrés sur papier, leurs corps sont encore hébergés dans des demeures insalubres.
L’ancien Premier ministre, Tigran Sargissian, avait promis en 2008 que d’ici 2013, le problème du logement serait résolu. Trois ans après cette date, le problème continue de couver. On doit se demander s’il y a la volonté ou la capacité de prendre de régler la situation une fois pour toutes.
Il y a eu des changements admirables à Gumri, y compris l’arrivée d’artistes dans la ville, beaucoup moins chère que la capitale. Pourtant, cela ne suffit pas alors que les logements font toujours défaut.
En octobre dernier, le maire de Gumri, Samvel Balasanian, a promis de renoncer à son salaire tant qu’il y aurait un seul résident vivant dans des logements de fortune.
Bien sûr, nous ne devons pas verser des larmes pour les moyens de subsistance de M. Balasanian, sachant très bien qu’aucun fonctionnaire du gouvernement en Arménie ne survit grâce à son salaire. Cependant, c’est un geste symbolique pour remonter le moral des citoyens démunis.
La portée de la dévastation va au-delà de la capacité de l’Arménie à y faire face. Même les pays aux économies développées auraient du mal à faire face à la situation.

Il y a certaines organisations qui tentent d’améliorer la situation, comme le canal Shant TV, qui s’est engagé dans la collecte de fonds en Arménie et en Russie afin d’apporter sa contribution à la reconstruction et à la relance du nord de l’Arménie. D’autre part, il y a une majorité de la population indifférente et insensible, à l’affut de son propre sort et pour qui Gumri n’existe même pas dans sa géographie mentale.
Je connais certains oligarques qui se sont fait construire des résidences opulentes d’une valeur de 20 à 30 millions de dollars et qui n’ont pas donné un sou à Gumri, ni n’ont l’intention de contribuer à ses besoins. Il faut un état d’esprit spécial et un pare-feu psychologique pour être capable de vivre confortablement dans ce genre d’opulence criarde, alors qu’à 160 Kms de là, des gens gèlent dans le froid de l’hiver.
Chaque arménien qui se soucie de l’avenir du pays doit se rendre à Gumri. Si les sites touristiques, les églises, les restaurants et les boîtes de nuit, font partie de notre patrie, Gumri fait aussi partie de notre patrie. Si les visiteurs ne peuvent contribuer de manière importante à l’amélioration de la zone sinistrée, s’ils ne peuvent réchauffer les corps des sans-abri, ils peuvent au moins réchauffer leurs âmes, en montrant que leurs frères et sœurs ne les ont pas oubliés et abandonnés, même si le reste du monde leur a tourné le dos.

 

Traduction N.P.