Le code tacite des relations internationales veut que les grandes puissances n’aient un intérêt pour les causes de nations plus faibles que si ces causes peuvent servir leurs propres intérêts. Il a peut-être fallu 50 ans aux Arméniens pour comprendre et accepter ce postulat politique. Nous avons toujours maintenu que, puisque le génocide arménien avait eu lieu, au vu et au su de la communauté internationale, les Arméniens avaient droit à un certain redressement, alors que les grandes puissances n’offrent que la charité ou une aide d’urgence, ce qui bien sûr, ne se substitue pas aux dédommagements.
Nous avons enfin pris conscience que lorsqu’une motion est déposée à la Knesset israélienne afin de reconnaître le génocide arménien, c’est simplement que le gouvernement israélien a des comptes à régler avec la Turquie.
Des scénarios similaires ont eu lieu, et peuvent même encore avoir lieu à l’avenir, devant le Congrès américain, le Parlement français et ailleurs. Puis lorsque les causes sous-jacentes se dissipent, l’intérêt pour la question du génocide disparaît mystérieusement.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la même situation face à notre alliée stratégique, la Russie, dans le sillage de l’impasse russo-turque créée par le pilonnage de l’avion de combat SU-24 de la Russie par l’armée de l’air turque.
Les tensions entre les deux pays ont atteint le point d’ébullition et chacun examine la manière de blesser l’autre.
Les Etats-Unis sont venus à la rescousse de la Turquie lorsque le président Barack Obama a déclaré, « La Turquie est un allié de l’OTAN. Les Etats-Unis et ses alliés soutiennent le droit de la Turquie à défendre son territoire et son espace aérien. Nous sommes engagés à la sécurité et à la souveraineté de la Turquie. »
Mais dans le même communiqué, il a ajouté, sur un ton plus conciliant, « Nous avons discuté de la manière dont la Turquie et la Russie pourraient travailler ensemble pour désamorcer la crise et trouver un chemin diplomatique pour résoudre ce problème. »
Bien que le président Erdogan a exprimé des « regrets » pour la perte des pilotes russes, il a refusé de présenter les excuses officielles que Moscou exigeait.
Ce n’est pas la première fois que la Turquie met l’OTAN au bord d’un conflit à grande échelle, qui repose sur l’article cinq de sa charte. Mais cette fois, peut-être les Etats-Unis ont-ils réprimandé M. Erdogan en privé, mais la France et l’Allemagne étaient furieuses. Le vice-chancelier de l’Allemagne, Sigmar Gabriel avait même de sévères critiques pour le « joueur imprévisible » de l’OTAN. D’autres ont même appelé à l’expulsion de la Turquie de l’Alliance.
Le président russe Vladimir Poutine est bien conscient qu’il ne peut faire la guerre contre la Turquie, dont la direction a toujours cherché la protection de l’Occident pour affronter la Russie, ce pourquoi il a déclaré, « Erdogan va regretter ce qui a été fait, mais la Russie ne va pas s’engager dans un cliquetis d’armes avec la Turquie. »
Toutefois, la Russie a une série d’options à sa disposition, qu’elle peut utiliser pour exercer des représailles contre l’agression turque.
Moscou peut intensifier – et a déjà intensifié – ses attaques sur la région turkmène de Syrie, en bordure de la Turquie. Environ 100 000 à 200 000 Turkmènes vivent en Syrie. Ils ont été armés et entraînés par la Turquie pour lutter contre le régime Assad. Ankara compte sur ses alliés turkmènes afin d’élargir la zone d’exclusion aérienne dans leur région. Lorsque l’armée de l’air russe a commencé le nettoyage de la zone turkmène, il a touché à vif un nerf d’Ankara et l’a entrainé à commettre l’acte irresponsable d’abattre l’avion de combat russe.
Les Turkmènes sont impliqués dans le commerce illicite de pétrole en Syrie au bénéficier de l’EI. Leurs bandes armées se sont joints aux forces régulières turques en massacrant les Arméniens de la région de Kessab.
La myopie de la Turquie face à l’attaque de l’avion russe, n’a pas vu que son agression aidait à biffer son plan stratégique de la zone d’interdiction de vol, alors que les Turkmènes sont actuellement en désarroi devant les avances russes dans la région.
L’autre option que Moscou possède dans son arsenal est le boycott économique de la Turquie. Le président Poutine a déjà ordonné la mise en œuvre de sanctions contre les importations turques, en particulier les produits alimentaires et agricoles. Il a même mis en suspend le gazoduc South Stream, qui vise à contourner l’Ukraine et exporter l’énergie vers les Balkans. La Turquie est également fortement dépendante des livraisons de gaz russe, et peut devenir victime du processus. Mais le plus dommageable pour la Turquie sera l’interdiction de l’industrie touristique russe et la construction, car de nombreuses sociétés turques ont des contrats en Russie.
Hovik Abrahamian, Premier ministre d’Arménie, a lancé un appel aux entreprises du pays pour combler le vide laissé par la Turquie, en particulier en stimulant la production agricole. Depuis que l’Occident a commencé à appliquer des sanctions contre la Russie, il y a eu une augmentation notable des exportations arméniennes vers la Russie.
Bien que les sanctions russes auront un impact sur l’économie turque, l’économie de cette dernière est encore assez solide pour absorber le choc, même après la crise des derniers mois.
Ankara est plus vulnérable à l’impact des traités politiques et historiques.
Moscou renforce son matériel sur sa base militaire en Arménie. Un nouveau système de défense aérienne a été installé à la frontière de l’Arménie et de la Turquie. D’une part, ce mouvement peut être rassurant pour la défense de la souveraineté de l’Arménie, mais d’autre part, l’Arménie est poussée vers la guerre froide qui s’en suivra car elle est située au point de contact des forces de l’OTAN et l’OTSC (Organisations du Traité de sécurité collective), opposant l’Occident à l’ancienne Union soviétique. La Russie a lancé des missiles à longue portée à partir de ses navires de guerre postés dans la mer Caspienne vers les lieux de guerre en Syrie. Si le commandement russe décide d’utiliser aussi la base d’Arménie, celle-ci deviendra une partie de l’imbroglio du Moyen-Orient.
La Russie a reconnu le génocide arménien, il y a quelque temps, mais il n’a jamais été question de la criminalisation de la négation. Maintenant, il semble politiquement opportun de légiférer sur la criminalisation de cette négation, tout comme le projet de loi en suspens devant le parlement français.
Vladimir Jirinovski, le Donald Trump de la Russie, homme politique et fondateur du Parti libéral-démocrate de Russie a tiré la première salve. Il a dit qu’il faudrait permettre aux Arméniens de revendiquer de la Turquie leurs terres historiques. Il a également appelé la Russie à soutenir l’insurrection kurde en Turquie. Mais pour des raisons plus pratiques, le parti Spravedliva Rossia a soumis un projet de loi au Parlement afin de criminaliser la négation du génocide arménien.
Si le bras de fer se poursuit entre les deux pays, Moscou peut abroger le traité d’amitié et de coopération signé à Moscou en 1921. En outre, il peut inciter l’Arménie à renoncer au traité de Kars, signé en octobre de la même année. Ce traité définit les frontières actuelles entre la Turquie et les trois républiques du Caucase, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Mais ses bases sont fragiles, puisqu’il a été signé par le général turc Kazim Karabekir au nom de la Grande Assemblée nationale de Turquie, alors que la Constitution ottomane était en vigueur, et a donné la prérogative au sultan de signer des traités internationaux. Bien que le traité ait été ratifié en 1922 par l’Arménie, le représentant de la République d’Arménie a signé le traité sous la contrainte, et non en toute liberté. La Géorgie a tranquillement renoncé unilatéralement au traité de Kars en 2005.
La validité du traité a déjà été remis en question. Le 7 juin 1945, le ministre soviétique des Affaires étrangères Vyachaslav Molotov demandait à l’ambassadeur turc à Moscou de rendre les provinces de Kars, Ardahan et Artvin à l’URSS au nom des RSS géorgiennes et arméniennes. À l’automne de la même année, les forces soviétiques dans le Caucase se rassemblaient à la frontière pour une possible invasion de la Turquie, mais Winston Churchill a fait miroiter la menace de la bombe atomique nouvellement découverte pour dissuader Staline de passer à l’acte. La dernière fois que la question a été soulevée devant les Nations Unies, c’est en 1948, par le ministre adjoint des Affaires étrangères soviétique Andrei Vychinski, exigeant que Kars et Ardahan reviennent à l’Arménie et à la Géorgie.
Le principal objectif de la Turquie en voulant signer les protocoles en 2009 était de voir l’Arménie ratifier et finaliser le traité de Kars en scellant le sort des frontières actuelles pour un avenir prévisible.
La Russie et la Turquie ont mené 12 guerres l’une contre l’autre au cours des 400 dernières années. Certains journalistes en Arménie se demandent si une treizième guerre n’aurait pas déjà commencé.
Alors que la tension entre la Russie et la Turquie se poursuit, le destin de l’Arménie dépendra de la rivalité de ces puissances régionales.
Les retombées peuvent se révéler être un mélange de bénédictions et de malédictions.
Traduction N.P.