Pas de sécurité pour les colombes de Turquie

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 17 mars 2016

Hrant Dink, le courageux journaliste qui a cru pouvoir promouvoir la démocratie en Turquie en montrant aux gens la sombre histoire de son pays, a été assassiné le 19 janvier 2007 devant les bureaux de la rédaction d’Agos, l’hebdomadaire bilingue qu’il avait fondé avec l’espoir que Turcs et Arméniens s’engagent dans un dialogue libérateur.
Il croyait que les Arméniens d’Istanbul menaient une vie très isolée et que si les Turcs connaissaient mieux les Arméniens, tous les préjugés disparaîtraient.
Il croyait également qu’en exposant les faits sur le génocide arménien, il pouvait non seulement servir la vérité historique, mais il faisait également la promotion des droits humains en nettoyant la Turquie de son macabre passé, et ouvrait la voie à la démocratie.
Compte tenu de ses déclarations audacieuses sur les violations des droits de la personne en Turquie et la négation du génocide arménien, son entourage était toujours inquiet pour sa sécurité. Il les consolait, cependant, estimant toujours que la société turque était en train de changer et devenait plus mature. Il croyait aussi qu’il vivait comme une colombe et que les gens avaient toujours protégé les colombes. Il a eu malheureusement tort.
Dans le processus d’enquête sur l’assassinat de Hrant Dink, un document étiqueté « confidentiel » datant de 1997 a refait surface. Outre le nom de Dink, le nom du vicaire de l’époque du Patriarcat arménien d’Istanbul, Mesrob Mutafian, y est également mentionné. Le document écrit : « un individu nommé Firant Dink fait parti de nos objectifs en raison de ses activités pro-arméniennes. C’est le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Agos, publié à Istanbul par les Arméniens, et est en lien étroit avec le vicaire du Patriarcat, l’archevêque Mesrob Mutafian, connu pour ses penchants nationalistes arméniens. »
Il se trouve que l’« Etat profond » en Turquie avait ciblé Hrant Dink, il y a longtemps, comme révélé dans des documents judiciaires récents.
En effet, en octobre 2014, la 5e Haute Cour pénale d’Istanbul a décidé de reprendre à zéro le procès de Hrant Dink. Le Procureur Gokalp Kokçu a déposé une plainte contre 26 ex ou actuels fonctionnaires soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat.
Contrairement à la déclaration mentionnée dans les documents, Dink et le patriarche n’ont jamais été proches et leur antagonisme l’un envers l’autre était connu du public. Après l’assassinat de Dink, le patriarche a reconnu à quel point leurs destins étaient semblables, et il l’a reconnu en pleurant dans son éloge funèbre lors des funérailles de Dink.
Ce moment-là a été le début de la fin pour le patriarche.
Il sera sans nul doute impossible de prouver médicalement que la démence du Patriarche Mesrob, à un âge relativement jeune, a été la conséquence de la peur qu’il a éprouvé après tant de menaces de mort et des bombes réelles lancées contre son siège de Kumkapi.
A cette époque, le patriarche était réduit à une coquille d’œuf. Un tribunal d’Istanbul a récemment nommé la mère du Patriarche, âgée de 78 ans, Marie Mutafian, comme sa tutrice. Elle aura le droit de représenter son fils sur ordonnance du tribunal.
Dans l’intervalle, la santé du Patriarche a placé la communauté arménienne dans une impasse. Les autorités turques n’ont, cyniquement, pas permis l’élection d’un nouveau patriarche tant et aussi longtemps que le titulaire est vivant, sans tenir compte de son état végétatif.
Dans tous les pays civilisés, ces questions religieuses seraient traitées par la communauté affectée, mais pas en Turquie.

La crainte qui a poussé le patriarche au bord de son état actuel est partagée par l’ensemble de la communauté arménienne en Turquie, et est attisée par le gouvernement lui-même.
Dans une récente conférence de presse en Arménie, le spécialiste des études turques, Tiran Lokmagyozian, a déclaré : « Les Arméniens ont une double peur dans de tels cas. La première est que la sécurité de l’Etat est menacée. De plus, il y a la crainte individuelle d’être arménien. C’est un fait bien connu que chaque fois que de tels incidents se produisent en Turquie, les minorités, y compris les Arméniens, deviennent la première cible. Lorsque la Turquie a pris des mesures contre les Kurdes, le nom des Arméniens a été très souvent entendu, comme si la bataille était d’abord contre les Arméniens. La police a fait des annonces par haut-parleurs appelant les Kurdes à les insulter. »
Non seulement les policiers utilisent le nom Arménien comme une insulte, mais les responsables, à commencer par le Premier ministre lui-même, Ahmet Davutoglu, justifie également le génocide, qu’ils disent ne pas avoir commis. Dans un récent discours dénonçant les Kurdes, qui avait ouvert un bureau à Moscou, Davutoglu a déclaré que les Kurdes étaient de connivence avec les Russes comme « les gangs arméniens l’ont fait durant la Première Guerre mondiale. »
Les Arméniens ont toujours vécu dans la peur pour une raison. Le gouvernement turc a régulièrement encouragé la haine et la méfiance envers les Arméniens, et, de temps en temps, les a terrorisés officiellement, même après le génocide. En 1942, ils ont institué le confiscatoire « impôt sur la fortune » (varlık vergisi) pour mener la communauté à la faillite, et envoyer les Arméniens aisés au camp de travail d’Askale, où beaucoup ont péri dans des conditions difficiles.
Le pogrom des 6 et 7 septembre 1955, était dirigé contre les Grecs, alors que les Arméniens ont également partagé leur sort.
Le pogrom a été initié sous un faux prétexte concocté par Ankara pour inciter la violence collective. Des agents turcs ont été envoyés à Salonique pour bombarder la maison natale d’Atatürk. Cela a suffi à lancer un saccage à Istanbul contre les Grecs et les Arméniens.
Les Turcs sont passés maîtres de ces intrigues; durant la guerre en Syrie, un complot a été découvert, le chef des services de sécurité turcs (MIT), Fidan Hakan, était prêt à bombarder la tombe du père de Fatih Sultan Muhammed (le conquérant de Byzance) en Syrie pour justifier une invasion.
Même les récents attentats d’Ankara sont soupçonnés d’être des opérations fomentées afin de justifier le déchaînement meurtrier contre les Kurdes dans la région orientale du pays ou de l’Arménie occidentale. Bien que le Premier ministre Davutoglu ait déclaré que son gouvernement était « presque certain » que l’explosion de cette semaine était le travail du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les faits suggèrent le contraire. En effet, une information publiée dans le journal Nokta du 13 mars disait : « Il semble que la Fondation Turgev établi par le président Erdogan et sa famille avait déjà envoyé un message à ses membres avant l’attentat d’Ankara vers midi, les avertissant de rester loin de la zone bombardée. Ainsi, le parti au pouvoir avait des avertissements quant à la bombe, mais a partagé l’information avec « ses » amis plutôt que tous ses citoyens. »

La Turquie est devenue un pays dangereux. M. Erdogan a provoqué cette violence, avec l’espoir et la conviction qu’il pourra finir par la contrôler.
Après le dernier attentat d’Ankara, le président Obama a répété son mantra voulant que les Etats-Unis soutiennent la Turquie, cependant, pas un mot ou préoccupation n’a été exprimé au sujet des victimes de l’assaut gouvernemental.
La critique dans la presse occidentale est de plus en plus forte, demandant à l’Occident d’abandonner la Turquie comme allié de l’OTAN. L’un des derniers articles signé Dough Saunders, dans le Globe and Mail de Toronto, conclut : « M. Erdogan a détruit la Turquie unifiée et ouverte qu’il a contribué à mettre sur pied. Et il l’a fait en utilisant les outils non seulement de l’autoritarisme mais du totalitarisme, afin de réduire au silence les médias. Il est temps de cesser de traiter la Turquie comme une alliée, mais « comme un pays qui a dépassé les bornes. »
Pour comprendre l’ironie de la situation, il suffit de se référer à un article rapportant les dires du gouverneur d’Istanbul, Vasip Sahin, qui a rencontré des responsables religieux arménien, juif, grec, et musulman. A l’issue de cette réunion, il leur a dit qu’Istanbul était une ville où demeuraient des personnes issues de différentes religions, qui y vivaient en paix « dans la ville de l’harmonie et de la fraternité. »
Et ce, alors que la région orientale du pays est une zone de guerre, où les Kurdes ne peuvent même pas récupérer leurs morts dans les rues, et où les minorités sont frappées par la peur dans tout le pays.
Si Hrant Dink avait su que même les colombes n’étaient plus en sécurité en Turquie, il serait peut-être encore en vie aujourd’hui.

 

Traduction N.P.