Écrit en anglais par le Dr Arshavir Gundjian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 5 juillet 2024.
Cet article est une traduction de la version arménienne publiée une première fois dans ABAKA.
Au cours des trente-trois années d’histoire de l’indépendance retrouvée de l’Arménie, les derniers jours du mois de juin de l’année en cours peuvent être considérés comme la fin d’une période de près de trois ans caractérisés par des développements tumultueux, commençant par la tristement célèbre seconde guerre de 44 jours en Artsakh en 2020.
Cet article tente d’exposer une analyse brève et objective de cette période et la présentation d’attentes raisonnables pour les deux années à venir, et ce jusqu’aux élections générales arméniennes de 2026.
La guerre de 44 jours en Artsakh en 2020, avec son résultat désastreux, a révélé que tous les régimes qui se sont succédés depuis le rétablissement de l’indépendance de l’Arménie, à l’exception dans une certaine mesure de la période du premier président Levon Ter-Petrosian, sont lourdement responsables de ce triste résultat. Tout d’abord, ils ont été négligents et délinquants quant à leur responsabilité à fournir à la patrie sans interruption les moyens de sa propre défense militaire de la plus haute qualité. Ils sont également responsables de leur incapacité, dans le domaine diplomatique, à évaluer de manière réaliste la loyauté et la fiabilité des pays dits alliés, sur l’aide desquels ils comptaient afin d’assurer la défense de leur propre patrie.
Tournons maintenant notre attention vers la période de trois ou quatre ans allant de 2020 à ce jour.
Au début de cette période, au cours de l’année 2021, des élections générales ont eu lieu dans des conditions que tout le monde évaluait comme libres et légales. En conséquence, les membres de l’Assemblée nationale ont été élus et demeurent en fonction encore aujourd’hui. Le gouvernement actuel, dirigé par le premier ministre Nikol Pachinian, a été formé avec une large majorité du parti Contrat civique. Quant à l’opposition, elle est entièrement composée de membres appartenant aux gouvernements des années précédentes. La faiblesse de ce groupe réside jusqu’à aujourd’hui dans l’absence de membres appartenant à un grand nombre d’autres partis politiques.
Il est naturel que dans ces conditions, au cours des trois dernières années, l’activité du gouvernement dirigé par Pachinian soit devenue l’objet principal d’évaluation et surtout de critique.
Afin d’évaluer équitablement la politique étrangère de l’Arménie, il est nécessaire de prendre en compte sa position géographique extrêmement difficile, chargée de relations contradictoires complexes au sens géopolitique, et donc la nécessité constante de mener une politique très délicate et difficile.
Il est clair qu’au départ, le premier ministre Pachinian et son administration manquaient d’expérience politique dans ce domaine. Il aurait donc dû être tout à fait naturel pour eux d’essayer de profiter des puissances extérieures qui avaient traversé ces expériences difficiles. Cependant, ils n’ont pas voulu profiter de cette occasion et c’est pour cette raison qu’au début ils ont souvent mené des actions contradictoires.
Il est bon de constater qu’après avoir traversé diverses étapes difficiles, ils tentent aujourd’hui d’établir des relations très prometteuses avec l’Occident, tout en maintenant des liens formels avec la Russie, « leur alliée traditionnelle ». Certes, ce chemin demeure semé d’obstacles très sérieux. Il est cependant nécessaire de passer par là pour assurer le besoin vital de renforcement de la défense et de l’économie du pays.
Quant aux aspects politiques, économiques, juridiques et autres du pays, si les autorités actuelles ont manifestement mis en œuvre des changements et des succès significatifs au sens démocratique, en revanche, elles sont toujours responsables d’omissions importantes.
La première des lacunes dans le difficile travail de direction du pays est l’absence, comme nous l’avons mentionné plus haut, de représentants compétents des cercles de valeur qui ont été mis de côté et transformés en petits groupes à la suite des élections. Ces derniers sont équilibrés et croient profondément aux principes démocratiques. Les autorités devraient, de leur propre initiative, faire de la place à ces personnes et bénéficier de l’aide qu’elles peuvent leur apporter.
La seconde grande erreur des autorités est l’attitude ignominieuse qu’elles ont adoptée envers la diaspora arménienne. Au risque d’être répétitif, il convient de mentionner que la vaste diaspora dispose de bonne volonté et de vastes ressources, mais qu’elle est collectivement désorganisée. La plus grande erreur a été de dissoudre le ministère de la Diaspora et de le remplacer par un Haut-Commissaire de la Diaspora totalement inefficace et arrogant.
Poursuivons maintenant ce bref examen analytique en évaluant l’activité des deux factions d’opposition à l’Assemblée nationale et le rôle joué par les mouvements de protestation qui remplissent de temps à autre les rues et les places de leurs encouragements.
Les députés de l’opposition à l’Assemblée nationale, dès le premier jour de leur élection jusqu’à présent, prouvent quotidiennement qu’ils ne méritent tout simplement pas, selon les normes internationales, de porter le nom d’« opposants ». Le langage désobligeant utilisé et leur comportement consistant à déclencher des combats en lançant des bouteilles, profondément honteux et destructeur, ont tout simplement réduit à néant leur prestige et leur efficacité.
Quant aux mouvements de rue, de temps en temps, mais surtout après la guerre de 44 jours, jusqu’à maintenant et pendant près de trois ans, ces mouvements de protestation démagogiques, dont le mouvement dit « Tavoush pour la Patrie » est le dernier, ont rempli les rues et les places. Ils se caractérisent par un nombre assez important de participants.
Il est naturel et attendu qu’en Arménie, comme dans tout pays civilisé et particulièrement démocratique sur la planète, une partie de la population soit nécessairement insatisfaite du travail des autorités actuelles. Le contraire ne serait pas naturel. C’est certainement le cas au Canada, aux États-Unis, en France, en Espagne et dans de très nombreux autres pays développés. Il est également compréhensible et attendu que le mécontentement face à des questions spécifiques et clairement définies puisse être généralisé et suffisamment fort pour qu’un grand nombre de citoyens descendent dans la rue et manifestent, comme le prévoit la loi, sous le contrôle de la police. Cependant, on ne peut à aucun moment s’attendre à ce que le gouvernement démissionne à la suite de ces manifestations et propose simplement que le groupe qui organise ces manifestations prenne sa place.
La seule et unique façon de changer de gouvernement passe par des élections. En période de crise extrême, des élections générales extraordinaires anticipées sont organisées. Dans le cas contraire, il faudra attendre les prochaines élections générales programmées pour qu’un changement de pouvoir soit effectué avec le vote de la majorité du peuple.
Sinon, lorsque les mouvements de rue deviennent incontrôlables et conduisent à des blessures physiques ou à des atrocités, la police, et si nécessaire, même les forces armées du pays, doivent intervenir en premier lieu, et les auteurs de ces actes doivent être punis de manière appropriée.
Lorsque nous évaluons les trois mouvements de rue qui ont eu lieu en Arménie avec une participation massive depuis 2020, avec cette simple compréhension, il convient de noter que tous les trois ont échoué et sont demeurés infructueux. Le premier et le dernier ont également dépassé les limites légalement acceptables. Le dernier mouvement, le Mouvement Tavoush, que ce soit dans des conditions planifiées ou imprévues, a finalement franchi la ligne rouge du recours à la force brutale lorsqu’il a tenté en vain d’envahir l’Assemblée nationale.
Nous nous concentrerons davantage sur le mouvement Tavoush car il est encore frais dans tous les esprits.
En fait, dès le début du grand rassemblement du mouvement Tavoush sur la Place de la République, le 9 mai, celui-ci était évidemment voué à l’échec.
Ce qui s’est passé, c’est que, indépendamment les uns des autres, différents groupes ont se sont joints au mouvement sur la route Tavoush-Erévan, pensant au départ que le messie qui allait sauver l’Arménie était soudainement apparu. De la même manière, cependant, ils ont progressivement abandonné le parti lorsqu’il est devenu évident qu’il n’y avait pas de programme politique planifié et le moins du monde réfléchi. Il n’y avait pas non plus de dirigeants politiquement préparés, qui inspiraient confiance et agissaient ouvertement et courageusement. Au contraire, contre toute attente, le seul aspirant à la direction était un ecclésiastique de l’Église apostolique arménienne d’Arménie, qui devint également rapidement le candidat au poste de premier ministre proposé par le mouvement. Dans ces conditions, voyant le manque de sérieux politique du mouvement, ses premiers et plus importants partisans l’ont quitté dans les premiers jours et, à la fin, seuls sont restés des étudiants universitaires, des écoliers et quelques opposants notoires au gouvernement. Il semble que même ces derniers se soient désormais dispersés et que le « candidat au poste de premier ministre » lui-même ait également quitté la rue, avec la promesse absurde d’y revenir à l’automne après les « vacances » d’été.
Certes et comme on pouvait s’y attendre, la déception est grande parmi tous ces citoyens et groupes médiatiques bien intentionnés qui, pendant une courte période, ont cru avoir soudainement trouvé un sauveur extraordinaire, inconnu jusqu’alors. Mais ils ont tous tort de se laisser emporter si facilement par le charme de ce « sauveur » dont l’activité leur était jusqu’alors inconnue. En effet, tout le monde a pris conscience que cet ecclésiastique avait été primat du diocèse du Canada pendant dix longues années. Il était de leur devoir d’envoyer une petite mais sérieuse délégation d’enquête au Canada afin de recueillir des informations objectives sur le parcours de cet individu qui revendique un poste aussi important. Le résultat d’une telle enquête montrerait qu’au terme de ces dix années, le diocèse arménien du Canada était arrivé, à tout le moins, à un état de très graves troubles, tant au niveau financier que relationnel, et que depuis lors, il peine à retrouver son équilibre et la paix d’antan.
Bien que le mouvement Tavoush ne soit plus ni un espoir ni une menace pour l’avenir de la patrie, il est malheureusement bien plus inquiétant que cette initiative ratée de plusieurs mois ait eu un grave impact négatif sur l’image entière de l’Église apostolique arménienne et en particulier le Saint des Saints, le Saint Siège, et son rôle irremplaçable de symbole de l’unité morale nationale.
Le cours de l’histoire est long, et avec une durée relativement courte, cet incident sera sûrement bientôt oublié et perdu dans le passé.
D’autre part, cependant, nous devons faire tous les efforts en tant que nation pour que le Saint Siège et son chef, le Catholicos de tous les Arméniens, retrouvent la position morale la plus élevée en tant qu’unificateur moral, dont il jouit depuis plus d’un millénaire et demi avec le peuple et l’État arméniens. C’est d’ailleurs une occasion pour le siège d’Antélias, qui cette fois, avec une ardeur rare et bienvenue en cette période trouble, s’est montré si soucieux d’être le protecteur du Saint Siège et le détenteur de ce dernier et d’agir de manière responsable. En effet, il doit procéder sans délai pour corriger l’état de division qu’il a créé il y a plus de soixante-dix ans et qui s’étend désormais de l’Iran à la Grèce, en passant par les États-Unis et le Canada.
Ce bref aperçu analytique de la période passée indique dans une certaine mesure qu’aujourd’hui, après la fin du mois de juin 2024, nous, en tant que nation, sommes à la veille d’un tournant vraiment important.
Dans les mois à venir, et surtout jusqu’aux prochaines élections générales de 2026, autrement dit, au cours des deux prochaines années, les autorités arméniennes devront manœuvrer et faire face à des conditions politiques très délicates et difficiles. Dans le contexte géopolitique mondial actuel, instable et orageux, la tâche qui leur est confiée est certainement peu enviable.
À cet égard, nous répétons et réaffirmons l’attente que nous avons exprimée à plusieurs reprises et souhaitons que le premier ministre Pachinian et son régime profitent de toutes les forces politiques extérieures à leurs propres cercles, prêtes à leur apporter un soutien positif, tandis qu’eux-mêmes mènent à bien ce travail difficile.
Il est en effet incontestable qu’un navire voyageant sur une route aussi longue et difficile ne peut avoir qu’un seul capitaine à la fois.
Il doit rétablir sans délai des liens organiques et sérieux avec la diaspora du monde entier. Il doit rétablir le ministère de la Diaspora sous la supervision d’un ministre expérimenté. La diaspora est la plus grande richesse de la patrie, à condition que nos autorités sachent maîtriser les subtilités de sa mise en œuvre.
Les autorités arméniennes ont un travail très important à accomplir, notamment pour instaurer davantage de confiance envers la population de leur pays. Même si nous méprisons le style et les pratiques des soi-disant « mouvements de protestation de rue », il est évident qu’il existe de sérieuses raisons de mécontentement parmi la population. Le gouvernement ne peut ignorer cette réalité. Il lui appartient de faire le nécessaire pour atténuer les causes de ces insatisfactions. L’un des moyens consiste à expliquer au peuple, dans la mesure du possible, les raisons profondes des positions impopulaires qu’il a adoptées. Les autorités doivent également comprendre qu’il existe des lignes rouges qu’aucun régime n’est autorisé à franchir. A titre d’exemples incontestables, Ararat est arménien et c’est tout. L’Artsakh est arménien également, mais à cet égard, il est naturellement difficile de fournir les moyens diplomatiques, juridiques, militaires et tous les autres moyens par lesquels, tôt ou tard, même si cela risque d’être beaucoup plus tard, que le rêve peut être réalisé avec succès. Il n’est pas nécessaire d’allonger cette liste. Nous connaissons tous son contenu.
Comme nous l’avons noté précédemment, même si le régime actuel manquait cruellement d’expérience à ses débuts, il est aujourd’hui évident qu’il s’en sort déjà assez bien face aux jeux dangereux et piéges du cirque politique international.
La grande majorité du peuple arménien est toujours prête, sans aucun doute, à se tenir fermement aux côtés des autorités qui se présentent à la tête du pays par le biais d’élections légales, tout en attendant que ces dernières fassent toujours preuve de respect envers les attentes raisonnables du peuple.
Bonne chance et succès à la patrie et au peuple arménien.
Traduction N.P.